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« En Marche » ou l’aboutissement logique de l’antipolitisme ambiant

Il y a beaucoup de choses à dire, ce soir, alors que se dessine, pour dimanche prochain, une bérézina de toute première ampleur pour la gauche française — toutes sensibilités confondues.

Rien ne semble pouvoir arrêter la déferlante du parti présidentiel, « La république en marche », auquel un plébiscite parait assuré, alors même que M. Macron ne cache pas son intention de s’attaquer, parmi d’autres choses, aux libertés publiques — l’Etat d’urgence est en passe d’entrer dans le droit commun — ou au droit du travail — c’est-à-dire la protection de base dont bénéficient les salariés. Cela se fera dès l’été à venir, à travers un mécanisme législatif unilatéral — les ordonnances — qui ne laissera aucune place au travail parlementaire, à l’amendement, à la négociation, à la concertation. Une régression de très grande ampleur s’annonce, qui verra des millions de salariés tomber dans la précarité, devoir cumuler plusieurs jobs, voir leur temps de travail fortement augmenté et dérégulé selon les besoins des entreprises.

Bien sûr, le mode de scrutin, majoritaire, ainsi que l’abstention massive concourent pour beaucoup à ce résultat sans partage. M. Macron ne reçoit en effet, ce soir, les suffrages que d’une quinzaine de pourcents des inscrits mais, sauf gros retournement de situation, cela lui suffira à disposer d’une très confortable majorité absolue à l’Assemblée pour les cinq ans à venir. Et si certains abstentionnistes persistent à se convaincre que leur geste est une manière de contester le pouvoir en place, ils auront manifestement quelques difficultés à faire partager cette conviction au vu de la situation à quoi elle mène. Sur le terrain laissé libre par les abstentionnistes, 15 % de la population française va imposer à l’ensemble un recul de plusieurs décennies sur le terrain du droit du travail, entre autres choses.

Dans de très nombreuses circonscriptions, des militants de longue date, pouvant faire état d’engagements associatifs, syndicaux, culturels,... conséquents, des militants dont les convictions — quelles qu’elles soient — sont connues et éprouvées, sont sèchement battus par des candidats sortis de nulle part, dépourvus de toute expérience probante, peu ancrés dans la société au nom de laquelle ils vont désormais s’exprimer. Ces candidats ont été littéralement choisis à la suite d’un casting, d’un recrutement sur CV. Et outre l’adoubement présidentiel qu’ils ont reçu, cette étiquette qui leur est talisman, il semble que c’est bel et bien au nom de cette inexpérience, en raison même de cette impréparation qu’ils sont choisis par des électeurs qui ne mesurent sans doute pas à quel point ils se tirent, ce faisant, une balle dans le pied.

La qualité du travail des sortants semble, en ces circonstances, n’avoir plus aucune importance. Des élus dont le bilan est objectivement remarquable, salué très largement — je pense par exemple à la formidable Isabelle Attard — sont évacués sans ménagement. Dans ces élections législatives, c’est la continuité de très nombreux combats, souvent minoritaires, qui est dès à présent rompue.

Plus fondamentalement, c’est la capacité même du Parlement à jouer son rôle — légiférer et contrôler l’exécutif — qui est désormais mise en cause. « LREM » est en train de mettre en place un parlement presse-bouton, une chambre d’entérinement de l’action d’un exécutif tout-puissant. Tout le monde devrait s’accorder sur le danger que cela représente.

On aurait tort, cependant, de considérer que la responsabilité de cette situation désastreuse échet exclusivement à un corps électoral qui s’il est de toute évidence déboussolé n’en est peut-être pour autant devenu soudainement bonapartiste.

J’y vois surtout, pour ma part, l’aboutissement mécanique, inexorable de l’antipolitisme qui infuse massivement nos représentations, y compris dans et par le corps politique lui-même.

L’antipolitisme, c’est le discours sur la « société civile », concept passe-partout qui a largement été utilisé ces dernières semaines pour arguer d’un renouvellement du corps politique en cours et présenter comme opposés au « système » des candidats largement issus des classes sociales dominantes (87 % des candidats LREM estampillés « société civile » sont chefs d’entreprises, cadres ou professions libérales, par un seul n’est chômeur ou ouvrier). La déconstruction de ce concept à laquelle ont procédé quelques universitaires, notamment le Liégeois Gautier Pirotte, ne l’a pas empêché de devenir un véritable label dont tout le monde ou presque se prévaut désormais.

L’antipolitisme, c’est cette dichotomie délirante entre « les politiques » et « les citoyens » qu’on retrouve aujourd’hui dans de nombreux discours — y compris au sein de certains partis politiques. Ces deux concepts y sont désormais opposés : être « citoyen » s’y définit — c’est à hurler — par l’absence d’engagement partisan. N’avoir jamais exercé le moindre mandat politique, même local, y est largement présenté comme un atout. Même la carte de parti est rédhibitoire et certains communiquent sur le grand nombre de leurs candidats qui en sont dépourvus (chose qui est, au demeurant, totalement incontrôlable et c’est fort bien comme ça). Tout cela est un contre-sens grave, car si l’engagement politique ne relève plus de la citoyenneté, alors il perd tout sens. Et les partis qui se gargarisent de présenter moult candidats « sans carte de parti » creusent évidemment leur tombe.

L’antipolitisme, c’est l’idée que l’action politique ne requiert aucun savoir-faire, que n’importe qui peut exercer des responsabilités sans s’y préparer — et que par conséquent l’expérience accumulée par les élus n’a aucune valeur. C’est l’idée qu’une enceinte parlementaire est un lieu neutre et aimable où vont être rassemblés les avis dans leur diversité plutôt qu’une impitoyable arène où se livre un dur combat entre les positions en présence. La conséquence de cette idée, c’est qu’il n’est plus nécessaire de désigner comme représentants des personnes formées et déterminées — idée là encore extrêmement répandue, notamment à gauche — voyez la prospérité de cette idée antipolitique par excellence qu’est la désignation du corps législatif par tirage au sort.

L’antipolitisme, c’est encore l’idée, tant et tant répétée à gauche, que « tout se jouera dans la rue ». Si effectivement, on peut espérer, on doit souhaiter que la mobilisation sociale soit intense contre toutes les mesures de régression sociale qui arrivent, ne compter que cet outil est profondément irresponsable. Parce que, d’abord, son usage est déraisonnablement coûteux pour le monde du travail : pourquoi devoir passer par des semaines, des mois de grève quand un bulletin de vote pourrait mettre en place un espace politique plus favorable ? Parce que, aussi, son aboutissement n’est jamais acquis : quel est, par exemple, le bilan des mouvements, pourtant très impressionnants, qui ont eu lieu contre les réformes des retraites ?

L’antipolitisme, enfin, c’est le dégagisme, le « Qu’ils s’en aillent tous », qui finit, logiquement, par frapper même ceux qui agitent ce chiffon de façon un peu désinvolte — qu’ils en soient eux-mêmes surpris est une chose bien surprenante.

Bref, ce que j’ai envie de dire, ce soir, c’est que lutter contre le macronisme, résister à cette vague néo-libérale particulièrement dangereuse, ne sera pas possible sans revaloriser l’idée et l’action politique elles-mêmes.