Accueil > Interventions > Articles de revues > Aux Hauts-Sarts et ailleurs, pressions sur les terres agricoles

Article

Aux Hauts-Sarts et ailleurs, pressions sur les terres agricoles

Le zoning des Hauts-Sarts est le plus grand zoning industriel de Wallonie. Entre 8 000 et 9 000 emplois s’y trouvent localisés, principalement sur la commune de Herstal. Inauguré dans les années ’60, il témoigne de l’urbanisme de l’époque : larges voiries reliées aux autoroutes voisines et desservant des halls industriels d’un unique niveau installés sur de vastes parcelles.

Même si des espaces importants y demeurent non-bâtis, ces terrains ne dépendent plus, pour la plupart, des pouvoirs publics. Qui souhaitent dès lors étendre le zoning pour pouvoir accueillir de nouvelles entreprises. Une « zone 4 » est à présent planifiée, sur le territoire communal d’Oupeye |1|. Une modification du plan de secteur (qui organise l’affectation des sols en Wallonie) a été décidée, transformant une soixantaine d’hectares de terre agricole en zone d’activité économique industrielle (pour la partie Nord) et d’activité économique mixte (pour la partie Sud).

Après plusieurs années d’une longue procédure, le projet a fait l’objet, en ce début d’année, d’une enquête publique, qui a suscité plus de 3 000 réclamations de la part des agriculteurs expropriés, mais d’entreprises déjà actives dans le zoning, qui s’inquiètent des conséquences du projet sur leur activité, des riverains du site et de très nombreux citoyens des communes alentours.

Ce sont d’abord des problèmes pratiques qui ont été mis en évidence par cette enquête publique, concernant la mobilité ou les nuisances locales qui découleraient pour ses riverains de la réalisation de cette extension. Ces préoccupations sont légitimes et trouveront peut-être certaines réponses dans le dialogue avec la SPI, l’agence de développement économique de la Province de Liège, qui est à la manoeuvre dans ce dossier. Mais c’est surtout l’enjeu foncier qui interpelle l’observateur plus éloigné. Le très actif Comité des riverains souligne en effet que le choix d’urbaniser de nouvelles terres agricoles intervient alors que les zonings existants sont loin d’être tous remplis |2| et, surtout, qu’un millier d’hectares, au bas mot |3|, restent actuellement en friche en région liégeoise, dont une grande partie appartiennent toujours au sidérurgiste ArcelorMittal. C’est notamment le cas du site de Chertal (190 ha), remarquablement situé, en bordure de la voie d’eau, desservi par le rail et par l’autoroute. Comment les agriculteurs oupéyens peuvent-ils admettre de voir bétonnées des terres fertiles, exploitées parfois depuis plusieurs générations, quand, juste à côté, une immense friche demeure à l’abandon ?

Les Hauts-Sarts ne sont d’ailleurs pas un cas isolé. Autour de l’aéroport, ce sont 240 ha de terres agricoles qui seront transformées en zoning, sur le territoire des communes de Flémalle |4| et de Grâce-Hollogne (77 ha sont en cours d’aménagement). Et l’on ne parle ici que de l’industrie, alors que l’immobilier résidentiel grignote lui-aussi avec appétit.

Pour quelle raison les autorités publiques ne veillent-elles pas à ce que les terrains industriels abandonnés soient réaffectés avant d’autoriser l’artificialisation de terres supplémentaires, a fortiori dans une agglomération qui souffre déjà d’un aménagement du territoire particulièrement étiré et d’une surabondance d’infrastructures — notamment routières — qu’elle a peine à entretenir ?

On peut formuler plusieurs réponses à cette question, qui tiennent, fondamentalement au coût, qui reste beaucoup plus faible à court terme à urbaniser des terrains vierges plutôt qu’à réaffecter des terrains abandonnés.

a) La dépollution. Ce coût est notamment grevé par la pollution des sols qui représente des montants très significatifs : la Spaque |5| évaluait, dans son dernier rapport annuel, ce coût à 133,85 EUR/m2 |6|, une moyenne qui recouvre des réalités extrêmement disparates. Et, de fait, la pollution des sols est rarement assumée par ses responsables, comme le démontrent notamment les difficultés à faire payer ArcelorMittal pour la dépollution des anciens terrains sidérurgiques. À cet égard, le décret « sols » de 2008 a rendu les choses encore plus difficiles qu’auparavant en augmentant le niveau d’exigence sur la dépollution préalable à toute urbanisation. L’intention est louable mais semble plutôt contre-productive, puisqu’elle amène à laisser en l’état des centaines d’hectares faute de pouvoir satisfaire aux exigences du décret. Un moyen terme doit sans doute être trouvé, tenant compte des coûts environnementaux (et de l’impact sur la santé publique) de la dispersion du bâti. Ceci étant, la dépollution de certains sites est relativement aisée à mener, notamment lorsque la pollution est très localisée. C’est notamment le cas du site de Chertal, selon l’ancien cadre d’Arcelor Pierre Billon. Par ailleurs, certains sites dépollués à grands frais tardent à trouver une affectation. C’est notamment le cas de Chimeuse ouest, à Tilleur (9 ha).

b) Les difficultés administratives. La législation actuelle ne permet pas d’invoquer deux fois un arrêté d’expropriation pour un même terrain. Or, bon nombre de « parcs d’activité » ont été construits sur des terres expropriées, ce dont il résulte que les nouveaux propriétaires de ces terrains sont en quelque sorte inexpugnables, y compris si ces terrains sont abandonnés et réduits à l’état de friches.

c) Le risque. On peut encore pointer la difficulté qu’il y a à évaluer précisément le coût de l’assainissement d’un terrain avant de l’acquérir, car il y a presque toujours des surprises quand les pelleteuses se mettent à travailler. Cela augmente l’incertitude pour l’opérateur qui souhaite lancer un projet sur un site en reconversion |7|.

d) Le voisinage. Les terrains d’urbanisation ancienne sont souvent situés dans un contexte plus dense que les terres vierges, ce qui augmente là aussi la difficulté : la concertation peut éventuellement s’avérer délicate avec des riverains, parfois très proches ; la gestion du charroi du chantier dans un milieu urbain peu adapté sera, dans certains cas, difficile ; l’obtention des permis sera souvent conditionnée à divers critères relatifs au respect de ce voisinage, etc.

Au-delà de ces explications directes, qui ont un impact immédiat sur les comptes des opérateurs économiques, d’autres facteurs, plus structurels ou culturels, doivent encore être pointés.

a) Un manque de considération pour l’agriculture. L’imaginaire dominant en Wallonie reste fondé sur l’idée que la ressource foncière serait largement abondante et pourrait donc être utilisée à loisir |8|. Cette conviction a été alimentée même par certains agriculteurs qui, devant les difficultés qu’ils ont rencontré dans l’exercice de leur métier et le manque de relève dans la génération qui les suivait, en sont venus à concevoir l’urbanisation de leurs terres, à la fin de leur carrière, comme une forme d’épargne-retraite. On sait pourtant aujourd’hui que la terre agricole est devenue une ressource rare, qui risque de manquer dans les prochaines générations. Les grands mouvements de spéculation sur cette ressource, qu’ils soient locaux ou mondiaux |9|, devraient d’ailleurs alerter bien plus qu’ils ne le font.

b) Une typologie extensive. Découlant de cette conviction que la terre est une ressource abondante, les formes d’urbanisation que l’on connait depuis une cinquantaine d’années se sont montrées incroyablement dispendieuses : absence de mitoyenneté, zones de retrait importantes, réserves de terrains pour de futures extensions, construction d’un seul niveau, etc |10|. Combien de m2 « coûte » un emploi en 2016 ? Il serait intéressant de comparer avec ce coût en 1920 ou en 1960, même si, bien sûr, les conditions de production ont fortement évolué.

c) Une indifférence aux paysages et à leurs habitants. À l’instar de ceux du pays de Herve, aujourd’hui grignotés par l’urbanisation résidentielle, les grands paysages typiques de la Basse-Meuse étaient absolument magnifiques. Ils ne sont plus que l’ombre de ce qu’ils furent. Il s’agit d’une perte culturelle et identitaire immense, mais inquantifiable. La conscience de cette perte est sans doute l’un des moteurs importants, au-delà des éventuels intérêts directs (« nimbystes »), qui suscitent l’action collective telle que celles qu’ont entrepris le Comité des riverains des Hauts-Sarts aujourd’hui, l’association « Les Bâssis-Mosans » hier contre le projet de « Trilogiport », entre Hermalle-Sous-Argenteau et Haccourt, « NetSky » avant-hier autour de l’aéroport de Bierset. Quels égards ont pour ce paysage les décideurs qui ont industrialisé la vallée ? Quand on voit le peu de respect avec lequel les comités d’habitants qui tentent de défendre leur lieu de vie sont généralement traités par les autorités publiques, on ne peut qu’être frappé par la violence symbolique qui est à l’œuvre.

d) Une sous-estimation des coûts indirects. Pointons enfin et peut-être surtout la sous-estimation, systématique, des coûts liés à la dédensification du territoire. Pourtant largement documentés depuis une quinzaine d’années |11|, ils restent, dans les faits, largement ignorés. Ces coûts sont d’abord collectifs et concernent l’entretien des infrastructures (routes, réseaux d’énergie, etc.) ou la desserte par les services publics, mais aussi les conséquences de la pression automobile sur les infrastructures ou la santé publique, etc. En bonne logique économique, ils devraient être internalisés, à travers une fiscalité adaptée. C’est plutôt le contraire qui se passe aujourd’hui, notamment dans le domaine de l’habitat, à travers la concurrence que se livrent les communes péri-urbaines pour attirer sur leur sol de nouveaux lotissements.
À cet égard, il importe de souligner que les décideurs ne sont pas toujours les (seuls) payeurs. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les communes concernées par le projet d’extension des Hauts-Sarts ont exprimé de nettes réserves à prendre en charge les coûts d’aménagement qui devraient leur incomber (soit 20 % de l’ensemble). En effet, dans un contexte général de réduction de la fiscalité sur les entreprises et de report d’une série de dépenses de l’État sur les régions et les communes, il est difficile pour les ces dernières d’amortir de telles dépenses — et cela d’autant plus qu’une grande partie des coûts d’entretien de ces nouvelles infrastructures leur incomberont. Cette situation est encore aggravée par le mécanisme des « zones franches » mis en place par la Région wallonne pour attirer des entreprises |12|.

Face à ce constat plutôt accablant, le rôle des pouvoirs publics devrait sans doute consister à mettre d’urgence en place des mécanismes, notamment fiscaux, incitant les opérateurs à privilégier les friches aux terres vierges, malgré l’évidente difficulté que cela représente. Mais la tendance n’est pas celle-là. Dans une Wallonie qui se vit toujours largement comme un territoire rural, les décisions régionales qui se succèdent tendent à compliquer, petit à petit, la tâche des grandes villes. Le rejet, au cours de la législature passée, du mécanisme pourtant extrêmement modéré des « noyaux d’habitat », en est un exemple |13|. Et, dans l’actualité à venir, la réforme, en cours de discussion au gouvernement wallon, du décret « infrastructures » ne laisse pas d’inquiéter à cet égard : si les intentions du ministre Prévot sont traduites en décret, la reconversion de friches deviendra encore beaucoup plus difficile qu’elle ne l’est déjà, ce dont l’agglomération liégeoise sera la première victime. Dès lors, quand l’on accumule tous ces éléments, il n’est pas très étonnant que la SPI choisisse, encore, de construire une « zone 4 » des Hauts-Sarts plutôt que de se concentrer sur la réhabilitation de friches, d’autant qu’elle a à son actif de vraies réussites dans ce domaine. Ce choix n’en demeure pas moins, à nos yeux, une grave erreur, qu’il est encore temps d’éviter.

Au-delà de cet horizon relativement sinistre, nous sommes cependant persuadés que certaines solutions pragmatiques de redensification peuvent, avec un peu d’imagination, être mises en œuvre au niveau local. Une approche intéressante, à cet égard, pourrait consister à sortir de la logique dans laquelle les entreprises, en particulier celles qui sont en croissance, sont propriétaires de leurs infrastructures et du foncier sur lequel celles-ci sont établies, pour privilégier une logique centrée sur l’usage. Concrètement, des mécanismes de propriété commune (coopératives) ou publique (via les intercommunales ou les communes) des terrains et des halls industriels seraient mis en place.

Notons qu’un tel changement amènerait évidemment les intercommunales de développement à faire évoluer leur modèle économique, aujourd’hui largement basé sur la vente de terrains équipés. Le grand effet pervers de ce modèle est d’inciter ces intercommunales à urbaniser toujours plus de terrain pour assurer leur fonctionnement. En devenant des gestionnaires des infrastructures et du foncier industriels, les intercommunales pourraient jouer un rôle, beaucoup plus positif, de garantie de la nécessaire sobriété foncière à laquelle nous devons arriver.

Ce découplage entre usage et propriété permettrait aux entreprises de déménager beaucoup plus facilement qu’à l’heure actuelle d’un lieu à l’autre en fonction de l’évolution, à la hausse ou à la baisse, de leurs besoins. Cela représenterait certaines contraintes, mais serait surtout l’occasion de considérables économies, notamment en évitant aux entreprises de sur-dimensionner leurs infrastructures ou de thésauriser de la réserve foncière en prévision d’une croissance future qui n’arrivera peut-être jamais.

Un tel modèle permettrait donc de construire infrastructures économiques beaucoup plus compactes qu’à l’heure actuelle, avec de multiples effets positifs. Parmi d’autres choses, cela contribuerait à diversifier, et donc à faciliter, la mobilité des travailleurs, en atteignant des densités qui permettent une desserte de qualité par le transport public, là où la voiture est aujourd’hui pratiquement incontournable pour l’accès à la plupart des zonings.

Cette difficulté d’accès par d’autres moyens que la voiture individuelle est d’ailleurs l’une des caractéristiques marquantes des Hauts-Sarts. Malgré la proximité de la gare de Milmort, qui est relativement bien desservie |14|, tout semble fait, à l’heure actuelle, pour décourager l’usage de cette gare : absence d’un cheminement piéton de qualité élémentaire entre la gare et le zoning, très mauvaise desserte en bus, alors que plusieurs lignes ayant leur terminus dans les environs pourraient être rabattues sur cette gare, en particulier la ligne 7, qui s’arrête aujourd’hui à Hermée et pourrait, en étant prolongée de moins de 2 km, offrir une connexion en bus entre le zoning et la gare.

Quant à la « zone 4 », elle serait encore plus excentrée...

|1| Avant d’éventuelles zones 5, 6 et 7, qui ont été envisagées par le gouvernement wallon, mais ne sont pour le moment pas programmées, notamment en raison des réserves de la SPI.

|2| Même si certaines actions sont entreprises, depuis quelques années, par la SPI, pour optimiser l’usage de ses zonings : rachat de terrains de gré à gré pour revente, mise en place, dans le contrats récents, d’un droit de rachat, vente d’un terrain sur base d’un projet de l’entreprise, semi-mitoyenneté, etc.

|3| On rappellera qu’en mars 2015, au MIPIM, le ministre-président wallon, Paul Magnette, évoquait la disponibilité, en Wallonie de pas moins de 9 400 ha de terrains industriels immédiatement disponibles mais aussi de 16 000 ha de friches industrielles convertibles. Ces chiffres, à tout le moins, relativisent la pénurie alléguée de terrains généralement alléguée. Source : Carl Defoy, « Zonings : une flopée de terrains disponibles en Wallonie, affirme Paul Magnette », RTBF, 12 mars 2015.

|5| La Société publique d’aide à la qualité de l’environnement est l’organisme régional chargé de l’assainissement des terrains pollués.

|6| Rapport annuel 2014, p. 47.

|7| Ajoutons à cela l’absence d’une jurisprudence claire sur la décote à appliquer aux terrains expropriés pour tenir compte des coûts de la dépollution.

|8| On se souvient, par exemple, d’Elio Di Rupo, expliquant, dans le livre d’entretien avec Francis Van de Woestyne publié chez Racine en 2011, que, si cela ne tenait qu’à lui, l’autoroute de Wallonie serait bordée, de bout en bout, d’un vaste zoning industriel, entre Tournai et Eupen.

|9| Parmi d’innombrables sources, lire, par exemple Joan Baxter, « Rue sur les terres africaines », in Le Monde diplomatique, janvier 2010.

|10| En Wallonie, « le Coefficient d’occupation du sol (COS) maximal dépasse rarement 0,6. Il est même, dans certains rares cas, maintenu à une portion de la parcelle bien inférieure (par exemple 30 % dans le cas du Liège Science Park). » Source : Gestion des zones d’activité existantes, CPDT, 2010.

|11| En particulier depuis l’étude de référence de la CPDT sur « Les coûts de la désurbanisation » (2002).

|12| Le « Plan Marshall » wallon a mis en place une mesure destinée à favoriser l’activité économique dans certaines communes urbaines en difficulté, reconnues comme « zones franches urbaines ». Certaines entreprises situées sur le territoire de ces communes bénéficient notamment, pendant deux ans, d’une dispense du versement du précompte professionnel de 25 % pour tout nouvel emploi créé. Les effets d’aubaine liés à ce dispositif ainsi que son coût réel pour les finances communales semblent avoir été peu étudiés jusqu’à présent.

|14| Deux trains par heure en semaine, la gare se trouvant à 19 minutes de Liège-Guillemins