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Paul Furlan : « Il n’y a pas de grandes villes en Wallonie »

Paul Furlan a été ministre wallon de la ville, entre 2009 et 2017. Il a même inauguré le poste et a été aux premières loges de la régionalisation d’un nouvel ensemble de compétences qui a achevé de situer la gestion des enjeux territoriaux au niveau régional. Il est aussi un municipaliste de premier plan, ancien président de l’Union des villes et des communes de Wallonie, bourgmestre de Thuin depuis 2000 et président de « Charleroi Métropole », la conférence des bourgmestres de l’agglomération de Charleroi. Il a encore été l’un des promoteurs de la notion de « bassin de vie » dans le débat régional (notamment dans son livre « De la ville aux bassins de vie », paru en 2012). Il a démissionné de son mandat de ministre en janvier 2017, à la suite de l’affaire Publifin.

1. La politique des villes

On parle de « politique de la grande ville », mais que faut-il exactement entendre par là ?

C’est très présomptueux de dire qu’il existe une politique de la grande ville en Wallonie, parce qu’il n’existe pas véritablement de grande ville en Wallonie, au sens international du terme. Quand on parle de grande ville, hors de Belgique, on parle de villes de plusieurs millions d’habitants, là où la plus grande ville wallonne fait à peine plus de 200 000 habitants, c’est Charleroi — la deuxième étant Liège. Il faut donc plutôt parler, simplement, de politique de la ville. On peut aussi parler d’une politique de la ville intra muros et d’une politique des bassins de vie. Dans cette optique, parler d’intelligence territoriale me parait plus intéressant.

Vous avez été le premier en Wallonie à être ministre de la ville. En quoi consiste ce rôle ?

Jusqu’il y a quelques années, il n’existait pas une politique de la ville, mais des politiques touchant à la ville, dans chacun des secteurs de l’action publique régionale. Il fallait donner un contenu à cette politique, qui a été régionalisée. S’il avait fallu un ministre de la ville centralisateur, ça aurait nécessairement dû être le ministre-président. Il s’agissait donc plutôt de fédérer une série de compétences détenues par d’autres, même si j’en détenais une partie, comme les pouvoirs locaux.

L’histoire du monde est bâtie autour des villes, le monde économique se bâtit autour des villes. La sécurité sociale belge a été faite au départ d’expériences urbaines, autour des usines. Et pour l’avenir, les grands défis à venir, notamment environnementaux, sociaux, de mobilité touchent directement la ville.

Les villes sont des éléments polarisateurs mais, ce faisant, elles concentrent aussi les difficultés sociales. La pauvreté se concentre dans les villes tandis que la richesse, en Wallonie, a tendance à les fuir, générant notamment l’étalement urbain. Or, dans notre régime fiscal, la principale ressource des communes vient de la richesse de leurs habitants. Il existe peu de mécanismes correcteurs et même le Fonds des communes joue ce rôle de manière assez imparfaite. En conséquence, les réponses aux défis urbains doivent souvent être imaginées dans des institutions communales qui ont moins de moyens que celles qui les entourent.

Pourtant, du destin de ses villes dépend celui de l’ensemble d’une société. La politique de la ville doit rassembler les compétences éparses, les fédérer, de façon à produire une démarche construite et cohérente pour réenchanter la ville, pour lui permettre d’être en mesure de répondre aux défis auxquels elle fait face. C’est de cette manière que j’ai envisagé ma fonction, pour ne pas empiéter sur les compétences des autres collègues. Il fallait construire des ponts, fédérer.

On a l’impression que la politique fédérale des grandes villes (PFGV) a principalement servi à suppléer aux difficultés financières communales, notamment dans le domaine social, sans réellement soutenir des politiques nouvelles. Est-ce que vous partagez cette lecture ?

Je serais plus nuancé. La PFGV n’a pas pris la ville dans toutes ses composantes. Elle s’est concentrée sur les défis sociaux, alors qu’il y a bien sûr beaucoup d’autres enjeux — culturels, écologiques, de mobilité, etc. Cependant, l’outil que nous avons hérité du fédéral avait un grand avantage : son mécanisme souple, par voie de dotation, ce qui est peu courant dans une Région wallonne dont la culture reste très jacobine. Cela étant, le sous-financement de la ville est chronique, en Belgique, et la PFGV a effectivement été un premier pas permettant de le réduire. La régionalisation permet aussi de remettre la question en débat, puisque la plupart des compétences qui concernent la ville sont désormais régionales.

Comment avez-vous appréhendé cette nouvelle mission pour la Région ? Quel bilan faites-vous de l’action menée dans ce domaine ?

Nous n’avons pas été suffisamment loin, sans doute, mais je vous rappelle que j’ai été arrêté en plein élan. La PFGV concernait les grandes villes, donc ne touchait pas à l’ensemble du phénomène urbain, ce qui me posait problème. Je rappelle aussi qu’on a régionalisé la PFGV sans régionaliser les moyens. Il a donc fallu dégager des moyens pour assurer la continuité du financement des services qui avaient été développés et préserver l’emploi. Ensuite, il fallait développer la méthode. Nous avons défini ce qu’il fallait entendre par ville, avec un accord politique qui a identifié 14 villes considérées comme structurantes pour le territoire régional et éligibles aux projets FEDER. C’est sans doute imparfait, mais il fallait bien créer un cadre. Nous nous sommes demandés quel outil donner à ces villes pour leur permettre de réaliser leur projet de ville. Le maître-mot de notre action a été la contractualisation. Pour éviter le saupoudrage budgétaire, chaque ville aurait eu à définir, en concertation avec la société civile, un schéma de développement urbain, définissant sa manière d’affronter les grands défis et tenant compte d’un travail d’analyse et d’orientation qui a été produit à l’échelle régionale avec la Conférence permanente de développement territorial (CPDT). L’idée était que, dès lors que ces schémas étaient validés par le gouvernement, la Wallonie aurait concentré les moyens pour permettre leur réalisation, de façon pérenne, sur un horizon de 10 à 15 ans, plutôt que de poursuivre la tendance actuelle, où les autorités locales sont livrées à elles-mêmes et font finalement ce qu’elles veulent, de façon parfois un peu déstructurée, avant d’aller trouver chaque ministre, qui aura ou n’aura pas les moyens d’apporter un soutien — en sorte que les moyens n’arrivent jamais en même temps et qu’on perd en efficacité.

Quelle a été la réception de vos interlocuteurs à ce projet, qui a donc été interrompu par la crise politique de l’hiver dernier ?

Les acteurs locaux n’attendaient que cela, puisque cette politique allait leur garantir des financements pérennes, permettant de mener une action politique dans la durée, contrairement à la juxtaposition de budgets annuels. Beaucoup de dirigeants de villes portent déjà un projet à long terme, mais ils manquent d’outils pour le développer.

Dans les administrations régionales, les réactions ont parfois été plus tièdes, parce que ce mécanisme allait les priver d’une partie de leur pouvoir. La contractualisation, si elle est mise en place, privera les ministres de la possibilité de signer des promesses de subsides, ce qui est de toute façon une manière de faire de la politique qui ne mène pas bien loin.

Ce dispositif est resté à l’état de projet — l’appel à candidatures avait cependant été lancé, après un long travail de définition des priorités régionales. On verra ce qu’il adviendra de tout cela avec le nouveau gouvernement, qui ne semble pas, jusqu’à présent, avoir une démarche très structurée concernant les questions urbaines.

Quelles sont aujourd’hui les perspectives ? Les grands objectifs à fixer pour l’avenir ?

Il faut créer un Fonds des villes, en s’inspirant de ce qui a été fait en Flandre, alimenté par des dotations issues des différentes politiques sectorielles et affecté aux 14 villes, notamment pour leur permettre de financer des projets urbanistiques, d’aménagement d’espace public, car cela conditionne tout le reste. Il s’agit aussi de dégager des moyens pour le logement ou la mobilité mais aussi pour la culture ou l’enseignement. Car les villes jouent un rôle, dans tous ces domaines, qui bénéficient à tout le monde, y compris aux campagnes. C’est un message que je porte aussi en tant que bourgmestre périurbain — Thuin est à 15 kilomètres de Charleroi — sachant que les habitants de ma commune tirent grandement avantage du développement de la grande ville, pour la culture, pour l’emploi,… Quand la SNCB supprime des trains sur la ligne 130A et qu’il n’est plus possible pour un Thudinien de revenir d’une séance de cinéma à Charleroi, c’est un problème sur lequel tout le monde devrait se mobiliser solidairement.

2. La supracommunalité

Vous faites partie des personnes qui ont promu la nation de « bassin de vie » dans le débat wallon. Comment distinguez-vous cette idée d’autres concepts-clés que sont la communauté urbaine ou la métropole ?

Le Bassin de vie se construit sur base les gens, sur les usages. Et les bassins de vie changent, parfois fortement, selon qu’on parle de santé, d’enseignement ou d’emploi. On construit un bassin de vie en observant les flux, les mouvements des personnes, les communications. Sur base de cela, un territoire peut se construire une identité, comme par exemple avec Charleroi-Métropole, où on a dépassé les frontières provinciales, en recherchant le sentiment d’appartenance des communes partenaires.

Ces bassins de vie forment donc une multitude de strates, qui se superposent ou ne le font pas. J’aimerais comprendre comment on passe de cette approche descriptive à la création d’une proto-institution publique capable de mener des politiques transversales et concrètes ?

D’abord, il faut éviter de créer une couche de lasagne supplémentaire dans le schéma institutionnel belge qui est déjà fort compliqué. Evitons donc de créer une structure. Créons plutôt une unité de réflexion non structurée sur le plan institutionnel, par exemple une conférence des élus, une conférence des bourgmestres, en commençant par travailler l’état d’esprit, le sentiment de faire partie d’un ensemble. À Charlerloi, on est en train de réaliser un schéma de développement territorial, sur base duquel on va déterminer ce qui nous unit, quels sont nos atouts et nos faiblesses, et ce qu’on a envie de faire ensemble — par exemple la mobilité ressort clairement comme une préoccupation commune. Si nous pouvons affirmer ensemble nos priorités en tant que territoire, nous serons plus forts pour négocier avec les autres niveaux de pouvoir.

N’est-il pas nécessaire d’aller vers un modèle comme les communautés urbaines françaises, qui ont un pouvoir fiscal propre et une réelle capacité de décision ?

On a ce type d’outils. On a les intercommunales. À la différence de la France, nous avons vécu une fusion des communes. On a aussi les provinces, à l’intérieur desquelles on peut structurer plusieurs bassins de vie. J’ai l’impression qu’on peut y arriver sur base de notre modèle, si on a l’intelligence d’aller vers les changements nécessaires. Il y a un bel élément dans la Déclaration de politique régionale de l’actuel gouvernement : ne doit-on pas faire des provinces des assemblées d’élus au deuxième degré ? Parce qu’alors, la réflexion va nécessairement être orientée sur la supracommunalité.

Dans un entretien au Vif, à l’automne 2016, vous réagissiez à des propos du bourgmestre de Liège qui plaidait pour des transferts de compétences des communes vers une instance supracommunale. Vous disiez que c’était hors de question. N’y a-t-il pas des situations différentes à Charleroi et à Liège, parce que Charleroi a beaucoup mieux réussi sa fusion des communes ? Liège se vit comme une trop petite ville eu égard à sa réalité urbaine.

Ma réponse comme ministre, c’est que je pense qu’il faut légiférer sur les communautés de communes. J’avais annoncé un décret, mais avant il fallait d’abord faire le bilan de ce qui existe en Wallonie et l’évaluer, notamment sur le plan du contrôle démocratique. Il y a le Wapi [Wallonie-Picarde, NDLR], Charleroi-Métropole, Mons Coeur de Hainaut, une entité à Marche en Famenne, la Communauté urbaine du Centre… Donc toutes ces expériences de supracommunalité ont été montées et vécues différemment.

Concernant le transfert de compétences : transfert de compétences sur quoi ? Ce serait avoir son propre code du logement ? Son propre code d’aménagement du territoire ? Moi je pense que l’enjeu était plus le transfert de moyens, et j’y ai répondu.

Il faut distinguer l’édiction de la règle et son application. Ne pas balkaniser la règle semble évident, mais on a besoin de gérer certaines matières au niveau des agglomérations. Probablement le tram de Liège aurait-il mieux répondu aux besoins si sa maîtrise d’ouvrage avait été, au moins partiellement, située au niveau urbain…

Sur le tram de Liège, moi je l’ai perçu comme une demande locale, qui suscite une forte adhésion, et où les acteurs viennent dire « il faut financer ». Or, je ne suis pas persuadé que l’engorgement de Liège nécessite une telle solution. 380 millions d’euros, c’est plus de dix années de politique du logement public en Wallonie. Il faut savoir quelles sont les priorités. J’ai envie de dire qu’en Wallonie, on va pouvoir monter dans les trams, mais on va surtout devoir dormir dedans ! Et en fin de législature, quand les ministres sont sans doute un peu distraits des conséquences budgétaires des choix qu’ils vont faire, et bien on décide d’une chose qui est sans doute un atout important pour Liège, mais qui au regard de quelqu’un qui n’est pas sous-localiste, comme moi, parait une drôle de priorité.

Mais donc en terme de supracommunalité, c’était important que ce soit un projet local, intégré dans une vision globale et qui doit être avalisé par un gouvernement qui est responsable de la cohérence des différents projets locaux et la possibilité de leur financement. Puis ça doit retourner au niveau local pour la mise en œuvre. Mais le projet ne peut pas être imposé aux Wallons par une structure locale forte.

Revenons aux outils de la supracommunalité qui existent. Vous parliez du contrôle démocratique. Que faut-il faire par rapport à cela, notamment concernant les intercommunales ? Quand on voit qu’une intercommunale gère toute la politique de l’eau, toute la politique des déchets, toute la politique hospitalière d’un bassin, manifestement les enjeux excèdent la compétence d’un simple Conseil d’administration, mais relèvent d’un débat public. Où peut-on poser ce débat ?

Pour moi, la structure intercommunale a vécu. Les intercommunales, ce sont des communes qui se mettent ensemble pour répondre à un besoin qu’elles ne savaient pas gérer seules. Puis certaines de ces matières sont entrées dans le champ concurrentiel, comme l’électricité, ce qui nous a amené dans autre chose. Je pense que le statut intercommunal ne convient plus, mais on ne l’a pas transformé. Il faudrait redéfinir ce qui doit sortir du champ communal pour entrer dans le champ wallon. Je pense à la distribution de l’eau ou de l’électricité. Ce ne sont plus des outils qui aujourd’hui peuvent être gérés par quelques communes ensemble. Mais il faut bien sûr préserver l’intérêt des communes actionnaires historiques.

Il y a aussi la question de la gouvernance de ces outils. Le contrôle de la légalité peut être fait par l’administration wallonne. Il se fait, d’ailleurs, tant bien que mal, pour les intercommunales mono-régionales, mais il ne peut pas encore se faire pour les pluri-régionales.

Le contrôle démocratique est quand à lui beaucoup plus difficile à organiser. Ce n’est pas en permettant aux citoyens d’aller s’exprimer dans une assemblée générale qu’on y arrivera. Ce qui est déjà mieux — mais il s’avère que ce n’est pas appliqué parce que les élus ne le demandent pas, parce que ça allonge leur journée de travail — c’est d’avoir une présence des intercommunales dans les ordres du jour des conseils communaux.

Il y a donc un vrai modèle à construire, je n’ai pas encore trouvé la solution. Cela vaut pour l’intercommunale, pour les conférences des bourgmestres, pour les provinces si demain elles sont composées d’élus au deuxième degré. L’enjeu est certainement l’organisation de la publicité des débats, je préfère dire pour la société civile que pour les citoyens, parce que pour intervenir dans des dossiers aussi techniques, ce ne doit pas être le citoyen à titre individuel mais à titre collectif qui pourrait le faire. Un peu sur le modèle des « COP » 1. Le citoyen tiré au sort, ça je n’y crois pas. Donc peut-être l’intégration dans les conseils d’administration — parce que dans les assemblées ça ne suffit pas — d’un certain nombre d’observateurs issus de la société civile.

N’y a-t-il pas aussi un problème de culture politique ? On voit très rarement des candidats aux élections se présenter avec un programme pour les intercommunales, alors que les budgets gérés sont parfois beaucoup plus importants que ceux de leur

commune.

Est-ce que ce sont encore des enjeux locaux ? Je n’ai pas l’impression que quand je me présente aux élections communales, ce soit sur ces enjeux-là. Sincèrement, les gens n’attendent pas ça de moi. Ce qu’ils attendent des élus communaux, c’est : « quel éclairage public ? » « quelle sécurité sur les voiries ? » « quelle cohésion sociale ? » « quelle politique de la culture ? » « quelle politique sportive ? ». C’est déjà pas mal. Ils n’attendent pas de moi que je définisse la politique de soins pour la Wallonie. Le niveau communal n’est pas le bon.

3. Le logement

Vous avez été ministre du logement. La mesure la plus forte que vous avez initiée concerne probablement le contrôle des loyers, même si certains observateurs sont restés sceptiques sur le dispositif. Comment l’avez-vous construit ?

Jusque là, la Wallonie n’avait eu à gérer que le logement public, et avec le transfert de compétences, la Wallonie s’est retrouvée face à une compétence plus globale. C’était passionnant.

La grille indicative des loyers, c’était un élément d’une vaste réforme du logement qui comprenait la réforme du bail (dont la rédéfinition de la salubrité, l’intégration des nouvelles formes de co-habitation, le bail étudiant), qu’on a menée jusqu’en troisième lecture. Je ne sais pas ce qu’en fera la nouvelle ministre. Il y avait aussi la réforme du logement public, et le fonds de garantie locative.

La grille indicative des loyers, elle est indicative parce que c’était le compromis dans la majorité, mais j’ai considéré cela comme un premier pas. Je reste persuadé que les grilles impératives sont une des solutions à la crise du logement, à condition qu’on n’en arrive pas à des loyers qui empêchent l’investissement immobilier. Je pense que le bon seuil, c’est autour de 4 % de retour sur investissement.

J’ai voulu que cette grille soit applicable et utilisable par tout le monde. On m’a reproché de ne pas tenir compte de certains critères. J’ai travaillé avant dans les assurances incendies. Et là on prend une grille pas plus compliquée que celle que j’ai instaurée, et on arrive à une valeur de reconstruction.

La question de l’isolation, par exemple, n’est pas du tout détaillée. L’indicateur, c’est « isolé ou non ». Or, entre deux centimètres de frigolite ou une isolation bien faite, il y a une facture de chauffage très différente à la fin du mois. N’est-ce pas un incitant pour que les propriétaires isolent n’importe comment de façon à pouvoir cocher la case dans la grille, au détriment des locataires mais aussi des propriétaires qui ont fait les choses correctement ?

Oui, c’était un coup d’essai. Il fallait une grille, on a toujours dit qu’il fallait qu’elle soit soumise à évaluation. Je ne dis pas que tout ce que je fais est parfait. Le principe que j’ai voulu respecter, c’est que ça doit être faisable par monsieur et madame « tout-le-monde ». Si ça doit devenir impératif, alors il faudra resserrer les critères. Mais je ne peux pas partir du monde idéal. Un coefficient énergétique « k », ça veut dire qu’il faut faire venir un spécialiste. La législation l’oblige, mais dans la réalité, c’est loin d’être toujours le cas. Il faut aussi que la grille reste applicable dans 15 ans, donc il ne faut pas non plus trop complexifier.

Autre critère qui a un rapport avec le territoire : un bien identique situé dans une zone de même code postal a une valeur identique. Or, dans un même code postal, on peut être dans du péri-urbain ou dans un quartier dense à côté des transports en commun. Le prix du foncier peut varier du simple au triple…

Nous, on s’est dit qu’on allait faire un modèle simple, sur base de ce que font les assureurs, pour évaluer la valeur d’un bien, et donc sa valeur locative. Puis on allait évaluer à partir de l’expérience mais aussi de manière scientifique et transformer la grille si nécessaire. On en est resté là : comme vous savez, on crie « poule » en plein vol. Les critères que vous citez me parlent. Encore faut-il pouvoir les traduire. La grille doit devenir impérative, mais il faut laisser une fourchette, pour tenir compte de la qualité des lieux. Il s’agissait simplement de donner un cadre aux co-contractants pour éviter les abus.

Vous êtes presque parvenu, c’était une première, à introduire la notion de cohabitat dans le droit wallon, en reconnaissant le bail étudiant ou la colocation…

On est en troisième lecture, on verra ce qu’il adviendra. J’ignore ce que le nouveau gouvernement en fera. La seule mesure concrète que j’ai entendue de sa part dans le logement, jusqu’à présent, c’est l’augmentation des loyers des logements sociaux. Le cohabitat est une réalité importante aujourd’hui, par laquelle des milliers de personne évitent la précarité. Il doit être reconnu.

Mais il continue à se heurter au statut « cohabitant », qui prive les colocataires d’une partie de leur droits sociaux, même si un arrêt récent de la Cour de cassation pourrait changer la donne 2. Que peut faire une région pour améliorer la situation ?

Le problème fondamental, c’est le refus persistant du fédéral, dont l’ONEm n’est que le bras armé, d’individualiser les droits sociaux. Nous avons donc tenté de donner un cadre à la cohabitation qui empêcherait l’ONEm de considérer que deux personnes qui vivent ensemble forment un couple. Il y a aussi de multiples enjeux pratiques, que nous avons tenté de clarifier : qui signe le bail quand plusieurs personnes louent un même bâtiment, quelles sont les obligations qui restent à charge de la personne restante si l’autre décide de partir, etc. Il s’agit de protéger aussi bien les locataires que les propriétaires face à des situations qui peuvent être compliquées, par exemple quand, à la fin d’un bail au cours duquel des dégâts ont eu lieu, une seule signataire du bail originel est encore présente.

Vous avez exprimé des réserves sur l’habitat léger, qui recouvre pourtant des situations de plus en plus diverses, depuis l’habitat permanent en camping jusqu’à la tiny house en passant par la yourte.

J’avais la compétence du logement mais pas celle de l’habitat permanent. C’est surtout un enjeu d’aménagement du territoire : définir où l’on peut bâtir et où on ne peut pas. Il y a deux types de publics, me semble-t-il : marginal, qui a choisir d’y habiter et contraint, qui n’a pas d’autre solution. Le seul point où je suis réellement intervenu, c’est en donnant une priorité aux personnes qui souhaitaient quitter des habitats précaires pour aller vers des habitats en dur. Il fallait dès lors éviter un effet de vases communicants…

Vous avez évoqué les faibles moyens de la politique du logement public. On ne peut pas ne pas la comparer aux moyens beaucoup plus conséquents qui sont réservés au soutien au logement acquisitif, même si vous avez remplacé le bonus-logement par le le « chèque habitat ».

Le Belge, dit-on, a une brique dans le ventre. L’aspiration à devenir propriétaire est très largement partagée ; il faut en tenir compte. Le bonus-logement était, en toute rigueur, un impôt régressif. Je l’ai fait évoluer vers un dispositif plus progressif, même si la question a dû faire l’objet d’un compromis au sein du gouvernement. Je souhaitais une proportionnalité de 1 à 3 euros ; on a obtenu une proportionnalité de 1 à 2. Ce compromis m’a d’ailleurs été reproché par Stéphane Hazée (NDLR : chef de groupe Ecolo au Parlement wallon) dont je partageais le point de vue. Même si le nouveau système n’est pas aussi progressif que je l’aurais souhaité, c’est quand même une grande avancée. Par ailleurs, le chèque habitat coûtera environ 20 % moins cher que le bonus logement, ce qui dégage des moyens pour d’autres politiques du logement.

4. L’aménagement du territoire

Le débat qui a eu lieu autour de la première version du Code du développement territorial (CoDT), porté par Ecolo, a été sanglant. Alors qu’il y a un consensus des chercheurs en faveur de la promotion de la centralité, de la nécessité d’arrêter de gaspiller l’espace, pourquoi cette idée — traduite dans la notion de « noyaux d’habitat », qui restait pourtant très modeste puisqu’uniquement incitative — a-t-elle eu tant de mal à s’imposer, au point de faire échouer l’adoption du texte ?

J’étais un des seuls défenseurs de ce texte au sein du gouvernement, avec Jean-Claude Marcourt, qui insistait sur les villes tandis que je défendais aussi une centralité en milieu rural. Mais la relation entre Ecolo et le CDH — et surtout entre Jean-Marc Nollet et André Antoine — était à ce point cristallisée qu’il n’était plus possible de faire avancer quoi que ce soit. De plus, Philippe Henry est arrivé en fin de législature avec son modèle, en portant en même temps un décret éolien qui faisait peur à toute la Wallonie. Si le texte était arrivé un peu plus vite, il aurait pu passer.

Est-ce que le Parti socialiste va remettre le dossier à l’ordre du jour en 2019 ?

Je ne peux pas définir le programme du PS, mais je suis convaincu qu’il faut faire quelque chose. Et je ne m’adresse pas uniquement aux grandes villes, mais aussi à des noyaux plus petits — Lobbes, par exemple, près de chez moi, qui compte 5 000 habitants. Si l’on veut gérer ce bien commun qu’est le territoire, il faut faire cesser l’étalement urbain qui crée des coûts intenables pour le futur. Je pense que c’est aussi la conviction d’Elio Di Rupo et de Paul Magnette, sans le soutien desquels je n’aurais rien pu faire avancer comme ministre de la ville.

Quel est votre point de vue sur l’idée de « villes nouvelles », lancée un matin par Benoit Lutgen, devenues ensuite les « quartiers nouveaux » ?

Je n’ai pas suivi le dossier de près. L’objectif du CDH, c’était de créer Louvain-la-Neuve bis, à Marche-en-Famenne ou près d’Arlon, je suppose. Très vite, ça a été battu en brèche et c’est devenu le dispositif « quartiers nouveaux » qui est beaucoup plus défendable puisqu’il s’insère dans le milieu urbain. S’il s’agit de reconstruire un quartier sur une zone urbaine fragilisée voire désertée, avec le recul de l’industrie, je trouve ça intéressant.

Le constat du manque d’investissement public est désormais largement partagé et se traduit par une difficulté à monter des projets importants sans reporter le coût sur les générations futures (notamment à travers les PPP) ou sans le FEDER. Comment sortir de cette difficulté ?

Il y a la contrainte européenne, de Maastricht jusqu’aux normes SEC, qui ont l’immense défaut de ne pas distinguer la dette d’investissement — qui est indispensable — et la dette de fonctionnement. On en est venu à compliquer voire à empêcher le recours à l’emprunt pour financer les investissements dont on a besoin.

À tout le moins, certains types d’investissement — notamment ceux qui contribuent à réduire les dépenses énergétiques — devraient être immunisés. Je fais d’ailleurs partie de ceux qui ont défendu un grand emprunt européen pour financer la transition énergétique, de façon à pouvoir étaler sur plusieurs générations la charge d’un investissement très important qu’il est nécessaire de consentir très rapidement.

Par ailleurs, il y a les termes dans lesquels a été organisée la régionalisation du pays. Je pense par exemple à la clé 40-60, dans les investissements ferroviaires, qui est extrêmement défavorable à la Wallonie, dont le territoire est plus grand et plus accidenté. Nous sommes de surcroît le seul Etat fédéral à ne plus avoir de grande politique fédérale d’investissement — on en parle régulièrement mais ça n’arrive jamais.

Mais n’y a-t-il pas un déficit de stratégie en Wallonie, notamment dans le domaine ferroviaire, que vous abordez ? La Flandre a utilisé le TGV pour moderniser son infrastructure et dispose d’un large consensus sur le développement de son réseau dans le long terme. En Wallonie, on s’est beaucoup égaré dans des projets utopiques. On voit le résultat dans l’état catastrophique de la dorsale wallonne, qui devrait être la ligne la plus importante de la Région.

C’est beaucoup plus facile de gérer un terrain plus petit et plus plat, avec 50 % de moyens en plus. Ce n’est pas étonnant que la Flandre ait obtenu de bons résultats. Là est la source première des problèmes. Mais oui, c’est vrai, il y a eu, dans les décennies passées, des hésitations sur les priorités à donner dans le développement des infrastructures.

Je ne peux pas polémiquer en reprenant l’exemple du tram, je suis très content pour les Liégeois, j’ai habité à Liège pendant dix ans mais enfin : est-ce que c’est vraiment la meilleure chose à faire pour la Wallonie que d’investir 380 millions dans un tel projet ?

Prenons un autre exemple. Vous parlez beaucoup de défi climatique. Mais quand on voit l’hypertrophie du réseau routier wallon 3, qui continue en plus à s’étendre, comment comprendre que les partis traditionnels continuent à mettre la priorité sur des projets comme la sortie Sud de Charleroi, l’autoroute CHB ou l’élargissement des autoroutes existantes ?

Je ne pense pas que ces projets sont antinomiques. Prenons la sortie Sud de Charleroi, on peut le voir comme un investissement routier. On peut aussi le voir comme une manière de désengorger la ville et d’améliorer la mobilité, de résoudre le problème d’une ville qui est complètement bloquée.

Dans le même temps, il existe une ligne de chemin de fer, sous-exploitée à ce jour, qui dessert Walcourt, Philippeville ou Couvin…

D’accord, mais le réseau routier est quand même nécessaire. Je n’ai jamais géré les routes, mais je pense qu’on ne met pas assez l’accent sur l’intermodalité. Quand on réunit les bourgmestres de l’agglomération, la problématique qui ressort est quand même celle de la mobilité et notamment du transport public.

Le très contesté Décret d’autorisation régionales (DAR), visant à donner au Parlement la compétence de délivrer des permis pour les grands projets, a été recalé par la Cour constitutionnelle. Il revient dans le CoDT bis. Vous vous êtes nettement prononcé en faveur de ce dispositif, pourquoi ?

On peut discuter des formes précises, mais je suis aussi bourgmestre. Je vois que parfois l’effet NIMBY l’emporte sur la raison. Lorsqu’on est élu de première ligne, il est parfois difficile de s’en extraire. Donner au Parlement, qui est l’organe le plus démocratique qui soit, la faculté de délivrer un permis, est parfois de nature à résoudre des problèmes qu’on ne sait plus résoudre au plus local.

Mais ce dispositif ne pose-t-il pas quand même un problème au plan de la séparation des pouvoirs, en confiant à un organe législatif une mission qui relève en principe de l’exécutif ?

Si l’on veut construire des grands projets d’intérêt généraux — imaginons par exemple de nouvelles lignes de train —, on n’y arrivera plus si les autorités locales sont aux commandes. Partout, on va trouver des opposants, des comités de quartier.

Formellement, c’est pourtant le fonctionnaire-délégué, et non les communes, qui est compétent sur les grands projets, avec de recours possible au niveau ministériel.

Je sais comment un ministre peut délivrer des recours, pas toujours dans le respect de l’intérêt général. Passer devant une instance parlementaire, c’est ce qui donne la légitimité ultime, mais aussi la garantie d’un débat démocratique et d’une grande transparence dans la décision.

Cet entretien s’est déroulé

le mardi 21 novembre 2017

à l’hôtel de Ville de Thuin.