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Pour une critique politique du Web 2.0

Article publié dans POLITIQUE n° 54, avril 2008.

Si l’idée d’un Web participatif n’est pas neuve — la liberté de publication est intimement liée aux Web depuis ses premiers balbutiements — il semble possible de caractériser le « Web 2.0 » comme un mode de production basé sur la commercialisation des données privées des utilisateurs du Web.

À en croire les définitions courantes |1|, le « Web 2.0 » serait un phénomène combinant innovation technologique (principalement pour augmenter l’interactivité avec l’utilisateur), émergence d’applications en lieux et place de contenus et surtout appropriation « libre » et « participative » de ces outils par un grand public jusqu’alors rebuté par la technicité des outils précédemment disponibles |2|.

Cette vision largement idyllique ne correspond qu’assez peu à la réalité : les innovations technologiques n’en sont pas vraiment, les contenus restent au centre des flux d’informations et le caractère libre et participatif des dispositifs déployés est plus que douteux. Et pourtant, le phénomène du Web 2.0 ne laisse pas d’interroger.
Objets hybrides et micro-monopoles

Loin d’être « ouverts » — voire autogérés comme la Wikipédia —, la plupart des services estampillés « Web 2.0 » se présentent comme des objets hybrides dans le sens où, tout en faisant appel à la participation des internautes, rares sont ceux qui leur laissent une marge de manœuvre significative. Au contraire, l’intervention des utilisateurs se limitera généralement à quelques « petites cases » bien définies par un prestataire omnipotent disposant d’un droit de vie et de mort incontestable — même si parfois contesté — sur les données encodées par les utilisateurs (ainsi que sur la présence de ces derniers sur la plate-forme).

Loin de favoriser la liberté d’expression où l’affirmation des singularités, les dispositifs estampillés « Web 2.0 » vont généralement permettre et favoriser des pratiques de censure préventive, pour des raisons qui tiennent non seulement à un certain flou juridique incitant les intermédiaires à effacer — le plus souvent sans raison véritable — certains contenus litigieux pour se prémunir de poursuites qui devraient pourtant être dirigées uniquement vers l’auteur ou, à défaut, l’éditeur de ces contenus mais aussi à une volonté de calibrage d’un contenu qu’il s’agit de vendre.

Car s’il y a bien une caractéristique incontestable des principaux services commerciaux aujourd’hui disponibles sur le Web, c’est qu’ils sont rentables. Même si certaines niches ont depuis longtemps trouvé une manière de générer du profit — les sites de rencontres, par exemple dont les utilisateurs payants se comptent par dizaines de millions — et si les pratiques de micro-paiement se développent (lentement), il y a là, il faut le reconnaître, un tour de force dans un secteur où la « gratuité » demeure omniprésente (et considérée comme allant de soi) et où la publicité, sauf exceptions, est la seule source de financement significative. Pour parvenir à ce tour de force, il a fallu deux ingrédients.

Primo une centralisation massive des outils et des opérateurs a été nécessaire. D’une part, les années qui ont suivi l’éclatement de la bulle internet ont été celles d’une consolidation capitalistique des acteurs de l’Internet, faisant émerger un titan — Google — et quelques géants — Yahoo, Microsoft, Amazon, E-bay... D’autre part, dans bien des cas, les services « web 2 » prospèrent sur l’établissement de micro-monopoles jouant à fond sur l’effet de réseau et la prime au premier entrant : c’est le réseau qui a le plus d’utilisateurs qui sera le plus attractif et augmentera en conséquence encore son nombre d’utilisateurs, rendant quasiment impossible l’émergence de concurrents (sauf ci ceux-ci ont les reins très solides et peuvent proposer une idée neuve). L’établissement de ces micro-monopoles n’est cependant possible qu’au prix, bien souvent, d’un refus de toute interopérabilité avec des concurrents éventuels et donc du développement de standards et de protocoles propriétaires.

Secundo, contrairement à ce qui se faisait il y a dix ans, les acteurs rentables du Web ne produisent désormais plus la majeure partie de leur contenu eux-mêmes ; ce qui est trop coûteux. Et c’est l’idée centrale, la raison du succès : le « Web 2 », c’est la commercialisation de contenu généré, validé, et organisé par les internautes eux-mêmes, que d’aucuns ont pu qualifier de « crowdsourcing » |3|. À bien des égards, le blabla technologique acritique entourant ce Web 2.0 joue un rôle de propagande au service de ce modèle économique bien particulier.

Vie privée, le paradigme de la transparence

Parmi les données des utilisateurs, les moins intéressantes ne sont certainement pas celles qui concernent les utilisateurs eux-mêmes. Semble à cet égard s’imposer — et être « naturellement » adopté par les utilisateurs — ce que l’on pourrait appeler un principe de publicité : la plupart des utilisateurs du Web, particulièrement parmi la plus jeune génération, ne voient désormais guère d’inconvénient à rendre publics des contenus et des informations les concernant. Cela représente peu ou prou un retournement diamétral par rapport à l’attitude qui prévaut généralement en la matière. Peut-être pourrait-on à certains égards se réjouir de cet âge de la transparence, s’il n’avait, pour les utilisateurs eux-mêmes, de très fâcheuses conséquences qu’il est facile d’imaginer à l’heure, par exemple, où n’importe quel employeur peut « googler » le nom de ses futures recrues.

Cette évolution pose notamment question en ce qui concerne la capacité de la loi à protéger encore le domaine de la vie privée. Si son respect est relativement bien encadré en Belgique ou en Europe — même s’il tremble sous l’assaut commun des sécuritaires et des marketteurs —, ce n’est pas le cas partout, loin s’en faut. Quid dès lors de la sécurité juridique — ne serait-ce qu’en termes de respect de la Eula |4| — offerte par exemple à un utilisateur européen d’un site basé aux États-Unis ? Les « révoltes » sporadiques d’utilisateurs (Yahoo, Flickr, E-Bay) montrent bien que ce qui est évident pour l’opérateur du site ne l’est pas forcément pour ses utilisateurs. La question se pose de la même manière pour la pérennité des données : en règle générale, les Eula stipulent clairement que l’opérateur se réserve le droit de supprimer tout contenu qu’il considérera comme inadéquat.

Officiellement, les données privées recueillies par les nouveaux tycoons du « Web 2.0 », quand elles ne leurs servent pas directement de fonds de commerce (comme c’est le cas sur les « réseaux sociaux »), sont principalement publicitaires, destinées à « profiler » des « cibles » commerciales, ce qui laisse déjà songeur sur les dérives possibles. Mais les risques à moyen terme sont probablement beaucoup plus importants. On se retrouve en effet aujourd’hui dans une situation où une société privée — Google fait figure d’archétype, mais d’autres peuvent être pointées — est en situation d’accumuler de façon massive des renseignements extrêmement précis sur des centaines de millions d’utilisateurs, dont les interactions avec les moteurs de recherche (Google, Google Desktop), les régies publicitaires (AdSense, DoubleClick) du groupe et surtout ses dizaines de services divers (GMail, YouTube, Blogger, Google Maps…) sont soigneusement inventoriées et recoupées par des outils automatiques sans cesse plus puissants. Au point que ces données — tout immatérielles qu’elles soient — représentent probablement aujourd’hui l’essentiel des actifs d’une bonne partie des sociétés du Web 2.0.

Rentabilité 2.0

La production immatérielle impliquée dans le Web 2 ne se limite cependant pas aux données privées. De prodigieuses masses de contenus informationnels gracieusement générées par des utilisateurs pas toujours conscients des enjeux sont en effet commercialisées, via la publicité, par les opérateurs que les scrupules ne semblent pas étouffer. Le prix de cette rentabilité 2.0, essentiellement spoliatrice, est élevé comme on l’a dit avec la centralisation forcenée des acteurs et de sérieuses menace sur la vie privée. Il se traduit aussi par la promotion insidieuse d’un droit de la propriété intellectuelle largement dédié au profit des grands acteurs et par la précarisation des professions créatives qui sont pourtant déjà dans une situation difficile. La question de la rémunération des créateurs sur le Net devra donc finir par se poser un jour ou l’autre de même que celle de la propriété de ces contenus immatériels.

Une des pistes pour répondre à ces questions est le Web participatif non marchand, dont les espaces, pourtant, se réduisent à mesure que l’Internet est conquis par le capitalisme. La production d’un Web réellement ouvert, c’est ce que propose le monde « du » libre, non seulement avec des logiciels qui permettent de partager et de décentraliser radicalement la maîtrise sur les outils de production et de gestion des contenus, mais aussi avec les standards et les protocoles ouverts qui garantissent l’interopérabilité des applications et dont la pluralité des acteurs — condition sine qua non d’un rééquilibrage des forces en présence.

Cédric JONCKHEERE et François SCHREUER

|1| Lire Qu’est-ce que le web 2.0 ?, par Hubert Guillaud.

|2| Au passage, notons qu’avec l’expression « Web 2.0 » est implicitement entériné l’amalgame entre le Web (des pages html servies à un navigateur via le protocole http) et les autres protocoles de l’Internet, fusionnés de manière indistincte au point que la téléphonie sur IP (Skype) ou les mondes virtuels utilisant leur propres applications (SecondLife, There..) sont parfois désignés comme faisant partie du phénomène.

|4| « End-user licence agreement », termes contractuels définissant les conditions de la prestation d’un service.