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Qu’est-ce que la « gratuité » ?

Article paru dans le mensuel Espace de libertés

Journaux gratuits, transports gratuits, magasins gratuits, adresse email gratuite, quatrième saucisse gratuite à l’achat des trois premières, enseignement gratuit,... La diversité phénoménale de la « gratuité » est étonnante ; il y a de quoi s’y perdre. Tentative de clarification.

Intuitivement, nous définissons la gratuité comme la caractéristique d’un échange à sens unique. Les deux sens du mot « gratuit » déclinent cette définition. D’un objet ou d’un service, on dit qu’il est gratuit si on peut l’obtenir sans donner en échange de l’argent. D’un acte, on le dit, non sans une nuance dépréciative, s’il est dépourvu de motivation rationnelle ; ainsi d’une insulte ou d’un crime dont la gratuité supposée accentuera le caractère odieux. Un échange gratuit aurait donc la particularité de ne pas créer de lien entre ses parties. Une telle définition, substantielle, est probablement trop rapide bien qu’étymologiquement fondée. Si le concept de gratuité n’est pas directement préhensible, c’est qu’il n’en est en fait pas un. La gratuité n’est qu’une caractérisation formelle qui s’applique de façon plus ou moins fortuite à divers processus sociaux, sans en unifier aucunement la diversité.

L’on ne fera donc pas l’économie d’un examen empirique des principales concrétions sociales désignées par le terme de « gratuit ». Tenons-nous en donc à la définition monétaire de la gratuité, celle d’un échange ne donnant pas lieu à un payement. Ou, plus laconiquement encore, définissons la gratuité comme l’absence de simultanéité entre usage et contrepartie, quelle que soit la nature de l’un ou de l’autre. La gratuité ne s’identifie par exemple pas avec les biens publics théorisés par la science économique. Ceux-ci se caractérisent en effet par leur non-rivalité et par leur non-exclusion, deux caractéristiques que n’ont pas nécessairement les différentes formes de gratuité existantes.

La publicité

La première d’entre elle est une gratuité marchande, mise en place par le système publicitaire ; ainsi d’un journal gratuit qui est « offert » dans une gare ou une station de métro. Des pans entiers de l’activité sociale et économique sont aujourd’hui financés par la publicité. Pour des secteurs comme le sport professionnel ou les grands médias, il n’est même tout simplement plus possible de vivre sans le recours à la publicité, dont la munificence semble étonnamment abondante. C’est que cette « gratuité » est en fait extrêmement rentable : nous en bénéficions en tant que spectateurs du grand spectacle qu’est le monde capitaliste, mais nous la payons en tant que consommateurs ; soit directement, même si personne n’est naïf au point de ne pas voir que la quatrième saucisse n’est pas vraiment gratuite ; soit de façon un peu plus discrète, par exemple en vendant, selon l’expression consacrée, notre « temps de cerveau disponible » à des publicitaires ravis. Ce premier type de gratuité est donc factice, elle se paie. En fait, elle augmente même le prix payé, par l’organisation des postiches, cotillons et paillettes qui l’entourent habituellement.

Les ressources naturelles

Dès lors qu’on aura mis de côté la gratuité publicitaire au motif de sa facticité, d’aucuns objecteront probablement que la gratuité n’existe pas, en fait, au motif que « tout finit par se payer un jour ou l’autre ». Il y a dans cet affirmation pourtant fréquente une prétention colonialiste surprenante par son ambition, un rêve mauvais et éveillé de l’assimilation du monde au microcosme marchand. Et le déni d’une réalité que nous expérimentons chaque jour : les rayons du soleil, l’air que nous respirons et l’eau pure du ruisseau, les éléments les plus indispensables à notre existence, sont gratuits, au sens que nous n’avons pas à payer l’usage que nous en faisons. Et si la jouissance de ces biens premiers est éventuellement menacée, ce n’est nullement en raison d’une fatalité, mais en raison de l’incapacité collective de l’humanité à protéger ce dont dépend sa survie.

On peut donc démentir les terriens réalistes qui veulent donner un prix à chaque chose mais il est utile de s’attarder sur l’implicite de leur argument, sur ses présupposés — en particulier celui du caractère nécessairement exclusif et total de la possession d’un bien. Au contraire, la condition sine qua non de la jouissance par tous d’un bien — de sa gratuité — est dans certains cas la mise en place d’une forme de propriété commune sur ce bien. On pense par exemple au patrimoine commun que constitue le génome des plantes de culture ; génome dont le maintien dans le domaine public est une condition à son utilisation libre par tous les agriculteurs.

L’économie numérique

Un troisième cas de gratuité semble être de facto né des technologies de l’information qui permettent la reproduction à l’infini d’un « bien numérique » (musique, logiciel, film,...) pour un coût marginal dérisoire au point qu’on peut dans bien des cas le considérer comme nul. Ce domaine ouvre des questions qui dépassent notre champ de réflexion. On remarquera toutefois qu’ici encore, la gratuité s’oppose à la mise en place d’enclosures, à la raréfaction artificielle d’un bien dont la nature permet l’abondance.

La mutualisation

Un quatrième type de gratuité se caractérise par la socialisation du coût d’un bien ou d’un service. Elle concerne ainsi, entre autres, les services publics et se finance par l’impôt. Bien sûr, rien n’est donné, mais à la différence de la gratuité marchande, cette gratuité socialiste est (en principe) économique pour le citoyen : elle consiste en quelque sorte pour lui à acheter en gros au lieu d’acheter chacun pour soi. La mutualisation permet également une redistribution : tout le monde paie selon ses moyens (via la fiscalité) et reçoit selon ses besoins. En ce sens, elle permet d’augmenter l’égalité réelle entre les personnes.

La mutualisation permet également d’augmenter l’égalité symbolique : alors que des politiques sociales spécifiquement dirigées vers certains publics sont stigmatisantes, la gratuité généralisée instaure un espace dans lequel chacun a les mêmes droits. Pour cette raison, parce qu’elle permet à chaque citoyen de se sentir égal de tout autre, la gratuité publique contribue de façon puissante à instaurer un espace commun, sur lequel on peut fonder une construction démocratique.

L’exemple parfait de ce type de gratuité, c’est celui de l’école publique, dont l’ouverture à tous a représenté une conquête sociale majeure non seulement en permettant aux enfants de la classe populaire d’accéder à ce lieu jusque là inaccessible, mais aussi en mettant en place un espace public conférant à chacun une dignité égale.

Le don

Il existe enfin un dernier type de gratuité. Il s’agit d’une gratuité relationnelle, celle du don. C’est le cas le plus intéressant, le plus vaste aussi. Il concerne chacun d’entre nous qui pose un acte de générosité à l’égard d’autrui. Mais en même temps, il n’y a rien de moins gratuit, de moins absurde, que le don. Car le don, nous faisant prendre le contre-pied de l’intuition première, crée du lien, instaure des interdépendances entre les individus, est fondamental pour donner du sens à tout projet collectif. C’est l’univers du potlach, du don et du contre-don : lorsqu’on fait un don, on attend toujours quelque chose en retour, ne serait-ce qu’un sourire. Et les expériences de don les moins personnelles, les plus apparemment gratuites, comme le don à l’étalage ou la pratique des magasins gratuits sont en fait souvent les tentatives les plus audacieuses de créer de nouveaux rapports sociaux entre les humains, plus conviviaux, plus respectueux des autres humains et de l’environnement,...

Malgré leur hétérogénéité, les gratuités — à l’exception du cas de la publicité, donc, dont on a dit la particularité — semblent toutes avoir en commun une charge contestataire sous-jacente du système économique dominant. Sans doute parce que la forme sociale du marché est non seulement rigoureusement indissociable de la monétarisation des échanges — de la fixation d’un prix pour chaque échange — mais aussi parce que la gratuité dissout le lieu de confrontation entre offreurs d’une part et entre demandeurs d’autre part que constitue un marché. Les gratuités s’opposent également frontalement aux logiques de privatisation des patrimoines collectifs. Enfin, là où le marché crée de la conflictualité individuelle, les gratuités engendrent plutôt de la conflictualité collective et donc du lien politique et des communautés d’utilisateurs : agriculteurs, téléchargeurs, défenseurs de l’environnement, usagers des services publics,...

Les gratuités ont par conséquent une dimension fondamentalement subversive en ce qu’elles montrent ou rappellent qu’il existe d’autres formes d’échanges que le marché et d’autres modes de relations entre humains que la concurrence.