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Quelques bonnes raisons de ne pas liquider le secteur public

Article paru dans Le Drapeau Rouge, septembre 2007.

C’était un triste spectacle que celui du groupe social-démocrate votant à l’unanimité avec la droite en commission du Parlement européen pour démanteler le service public postal ! Même si les membres belges et français de ce groupe politique s’y sont opposés lors du vote en séance plénière, c’est à une écrasante majorité que le Parlement européen a entériné l’abolition prévue en 2011 |1| de tout monopole public sur ce secteur. Pour prendre la mesure de ce qui se passe, on peut dire qu’avec ce vote et d’autres de la même teneur, passés ou à venir, les dirigeants européens sont tout simplement en train de rendre illégales les plus fondamentales des politiques économiques que devrait mener une gauche digne de son ambition émancipatrice.

Durant cet été, une partie des syndicats français livre une bataille désespérée contre la privatisation de la société Gaz de France (GDF), pourtant modèle d’un service public ayant bien fait son travail. Mais voilà : la société Suez, « fleuron » du capitalisme français, est sous la menace d’une OPA hostile d’Enel, principal fournisseur d’énergie italien, ce qui n’a pas plus au gouvernement français. GDF servira donc, si l’on peut dire, de bouclier à Suez,... et sera privatisé dans l’opération. Dans le même temps, en Allemagne, malgré une mobilisation sociale très forte des cheminots d’Outre-Rhin, plus rien ne semble pouvoir empêcher la « grande coalition » réunissant sociaux-démocrates (SPD) et chrétiens-démocrates (CDU-CSU) de privatiser partiellement la Deutsche Bahn, le plus important service de transport du continent. Et ainsi de suite. Ces pages ne suffiraient pas à énumérer la litanie des défaites qui scandent l’avancée semble-t-il inexorable du marché, la domination de cette forme d’organisation sociale sur toute autre.

Plus qu’une éventuelle incapacité tactique de la « gauche » à défendre le secteur public, c’est le renoncement de la plus grande partie d’entre elle à le faire qui interpelle ; la défaite en rase campagne sur le terrain des idées de ceux qui se présentent pourtant encore comme les défenseurs de l’égalité lors des élections ne laisse pas d’interroger. Comment en est-on arrivé là ? Et surtout, comment inverser la machine, reconstruire un rapport de force ? À défaut de donner des réponses très convaincantes à ces questions, se remémorer quelques évidences économiques est sans doute nécessaire, tant il est vrai que même parmi les opposants à cette mise en coupe réglée des services publics, les arguments volent rarement bien haut. Ainsi des Verts qui expliquent leur vote contre la directive postale par des imperfections dans l’accord trouvé par les parlementaires européens et non pour des raisons fondamentales qu’ils verraient de préserver le secteur public.

Des raisons tout à fait substantielles existent pourtant de défendre, sur le principe, l’existence d’un secteur public, c’est-à-dire la gestion monopolistique par l’Etat de certaines ressources naturelles ou de certains services.

La première de ces raisons, c’est que la gestion publique est une condition nécessaire à la garantie de certaines libertés fondamentales, une condition à la préservation de la dignité de l’être humain. L’accès à la santé, le droit à l’enseignement, l’accès à l’eau potable, entre autres, relèvent de cette catégorie : seule une organisation collective et le maintien d’un monopole public sur ces secteurs sont susceptibles de garantir à chaque citoyen la jouissance de ces droits fondamentaux, ainsi qu’en attestent les nombreuses données historiques disponibles, passées ou contemporaines.

Cet argument peut être étendu à la question de la péréquation tarifaire, désormais largement perdue et qui voulait qu’un même service soit fourni au même tarif à chacun, partout sur le territoire, quel qu’en soit le coût d’exploitation. Désormais, la facture énergétique est plus élevée si l’on habite en zone rurale. Bientôt sans doute, il coûtera plus cher de voyager si l’on utilise une ligne de chemin de fer peu fréquentée. Et ainsi de suite. Bref, avec la libéralisation, est organisée une séparation artificielle entre l’exploitation normale et un « service universel » que garantira l’Etat. Avec la fin de la péréquation, qui permettait d’organiser la répartition solidaire des ressources au niveau même de l’organisation du service, ce service universel risque cependant de devenir infinançable ou à tout le moins de devenir un poids conséquent dans les budgets publics dans lequel on n’aura de cesse de rogner jusqu’à l’avoir ramené à la portion congrue. Du service public comme vecteur d’égalité, on sera passé au règne du chacun pour soi mâtiné d’une once de charité infamante pour les pauvres.

Secundo, certains secteurs économiques sont des monopoles naturels |2|, c’est-à-dire qu’il y est moins coûteux de faire produire un service par une seule entité économique que par la mise en concurrence de plusieurs, notamment en raison de coûts fixes très importants. C’est le cas de tous les réseaux : réseaux de transports en commun, réseaux de distribution d’énergie, réseau de télécommunication, réseau de distribution du courrier, etc. — tous les économistes le reconaissent — le monopole privé est la pire des situations. Ne reste dès lors que l’instauration d’un monopole public, contrôlé par la collectivité. Que se passe-t-il si l’on cède malgré tout aux sirènes de la « libre » entreprise ? Très simplement, des monopoles locaux ou un oligopole |3| s’installent et augmentent indûment leurs bénéfices, phénomène dont on commence à voir les (premiers) effets en Belgique dans le secteur de l’énergie, récemment « libéralisé ». Reste alors la « liberté » au consommateur de choisir entre Charybde et Scylla ; et des possibilités très réduites de réguler politiquement ce marché.

On objectera, en ce qui concerne les réseaux |4|, que la théorie du monopole naturel ne porte que sur la gestion du réseau et pas sur l’usage qui en est fait. C’est vrai dans certains cas, selon la nature du réseau concerné — un réseau de distribution d’énergie peut sans trop de difficultés transporter de l’énergie venant de différents producteurs — ; ce l’est moins dans d’autres — là où l’essentiel du service réside précisément dans l’accès au réseau lui-même et marginalement dans les services périphériques, comme c’est le cas des télécommunications — et c’est parfois totalement faux : un réseau de transports en commun est strictement inadapté à la concurrence, pour la raison très simple que la rentabilité d’un tel réseau ne peut s’envisager que de façon globale, holiste – la rentabilité d’une liaison particulière dépendant très fortement de la cohérence générale, de l’intégration horaire et tarifaire, de la densité, de la qualité de l’ensemble du service offert par le réseau |5|.

Tertio, l’emploi public est un stabilisateur incorporé en cas de crise économique. Les emplois publics ou les dépenses de sécurité sociale évitent un effondrement généralisé de l’économie auquel est exposée — l’histoire en offre une démonstration éclatante — une économie intégralement capitaliste. Hors des périodes de crise, l’emploi public est également utile : il a notamment pu — et pourrait à nouveau — tirer vers le haut la norme de l’emploi,... au bénéfice de tous les salariés. À l’inverse, la « libéralisation » annonce une détérioration conséquente des conditions de travail, des statuts et des niveaux de rémunération dans les secteurs concernés, mais aussi au-delà. La prétendue efficacité plus élevée du secteur privé, lorsqu’elle se constate (ce qui est loin d’être systématique), a un coût qui est d’abord un coût humain.

Enfin, certains secteurs économiques ont une importance stratégique qui justifie leur maintien dans le giron de la puissance publique. C’est notamment le cas de certaines technologies dangereuses, comme le nucléaire. C’est, de façon plus générale, le cas des services vitaux, dont tout le reste de l’économie dépend pour fonctionner, ainsi qu’il en va du secteur de l’énergie dans son ensemble.

On ne saurait cependant conclure ce bref plaidoyer sans attirer l’attention du lecteur sur le fait que l’établissement du monopole public, aussi nécessaire qu’il soit, comporte de très lourdes obligations pour la puissance publique — bonne gestion, transparence, équité vis-à-vis des utilisateurs, pluralisme démocratique — et que même si ces obligations sont respectées, le monopole public peut avoir des effets néfastes en ce qu’il se heurte de plein fouet à l’autonomie à laquelle nous avons tous droit |6|. Une réponse à cette difficulté réside sans doute dans la promotion d’une catégorie tierce entre le public et le privé : le commun. Ce commun n’est sans doute pas une modalité envisageable pour toutes les sphères dont on a plaidé ici la préservation de la mainmise du secteur privé pas plus qu’il ne saurait partout remplacer le public ; il est néanmoins particulièrement opportun de l’envisager pour tout ce qui touche à l’identité et aux droits fondamentaux. Ce commun pourra prendre différentes formes, mais on cherchera dans tous les cas avec lui à concilier l’appropriation collective d’une ressource et la diversité des approches dans la manière d’y arriver, l’affirmation, à un degré plus ou moins élevé, de principes et d’impératifs publics mais en laissant une marge de manoeuvre à chacun pour les réaliser.

La palette des possibilités est vaste et subtile. Toute la difficulté de la situation est de ne pas le perdre de vue alors qu’il faut entamer une contre-offensive résolue contre la colonisation totalitaire de nos vies par la violence capitaliste.

|1| Notons pour la rigueur de l’information qu’un petit délai supplémentaire a été consenti à certains pays de l’Union, pour des raisons géographiques ou en raison d’un retard économique.

|3| Une situation d’oligopole se rencontre lorsque sur un marché il y a un nombre très faible d’offreurs (vendeurs) et un nombre important de demandeurs (clients).

|4| Mais tous les monopoles naturels ne sont pas des réseaux.

|6| On trouvera probablement des armes pour penser cette contradiction dans les catégories conceptuelles développées par Ivan Illich : hétéronomie, contreproductivité, seuils critiques,... qu’il serait trop long d’aborder en détail ici.