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Carte blanche

Il faut endiguer le dumping scolaire

Carte blanche parue dans le journal Le Soir

Dans l’affaire de la limitation d’accès de certaines filières de notre enseignement supérieur aux « non-résidents », au-delà des polémiques sans doute justifiées sur l’arbitraire de certaines modalités du décret de Mme Simonet et du calendrier des mesures qu’il prescrit, l’exigence de « liberté d’accès » formulée actuellement par les étudiants et enseignants qui ont pris la parole — et en appellent maintenant à la justice, jusqu’à présent sans succès — est à mon avis illusoire mais est surtout contre-productive pour le caractère démocratique de l’enseignement lui-même.

Certes, on ne doit pas négliger l’apport (financier, mais pas uniquement) des étudiants qui choisissent de venir étudier en Belgique. Chacun d’entre eux n’en représente pas moins un coût net appréciable pour la collectivité. Est-il juste que le contribuable wallon et bruxellois, dont les moyens sont pourtant un peu plus rares qu’ailleurs en Europe occidentale et hautement nécessaires pour d’autres finalités, finance les études de cohortes d’étudiants de France ? Cela me semble douteux. Cette situation sera-elle tenable quand la France contingentera l’accès à d’autres filières que celles qui sont actuellement concernées ? Quand de nombreux programmes d’enseignements belges seront proposés en anglais alors que le coût d’inscription aux études supérieures est, en Grande-Bretagne, dix ou vingt fois supérieur à ce qu’il est en Belgique ? La réponse saute aux yeux : c’est un trou sans fond qu’on ouvre ici.

Dès lors qu’on admet ceci, on doit choisir entre deux directions possibles.

La première est de laisser les choses en l’état et d’accepter tout étudiant désireux de suivre des études en Belgique. L’avenir est prévisible : faute de moyens, la qualité de l’enseignement va se dégrader. Le pouvoir politique, pour répondre aux protestations qui s’exprimeront en nombre, instaurera des limitations d’accès et de coût (examens d’entrée, réduction des bourses, et autres numerus clausus) et augmentera le prix des études vers un « coût-vérité » qui sera synonyme d’endettement des étudiants, de fermeture pure et simple de l’accès aux plus pauvres et de difficultés terribles pour la classe moyenne à financer les études de sa progéniture, à l’image de ce qu’on observe notamment le monde anglo-saxon. Cette situation facilitera également la pénétration des entreprises privées dans le secteur de l’enseignement et, de manière plus générale, l’inféodation de celui-ci aux logiques managériales et capitalistes dominantes. Au nom d’une liberté d’accès envisagée sous un angle purement formel, on aura donc tout simplement détruit cette particularité belge qu’est notre enseignement visant grosso modo à l’accès de tous.

La seconde optique consiste à penser l’ouverture européenne sur les bases de conditions communes et d’échanges équitables. Il est vrai que l’objectif paraît lointain ; il est pourtant le seul qui puisse à long terme sauver tant l’Europe dans son principe que nos systèmes de solidarité dans leur réalité de moins en moins tangible. Car, au plus profond, est ici en cause une conception de la construction européenne et de ses produits dérivés (tel le processus de Bologne) dans laquelle on a explicitement renoncé à harmoniser les systèmes sociaux tout en libéralisant les échanges.

Cette approche, privilégiant la concurrence entre États, domine ouvertement le processus d’unification politique du continent depuis au moins une vingtaine d’années et l’Acte Unique de 1986. Cette (non-)politique affecte sérieusement la capacité publique à percevoir l’impôt, surtout sur les plus privilégiés qui sont aussi les plus mobiles. Elle aboutit et aboutira donc à la fragilisation, voire à l’anéantissement, des systèmes sociaux les plus généreux et les plus redistributifs. Elle entraîne aussi, sur le plan symbolique, une délégitimation de la solidarité et de la socialisation d’une partie du produit de l’économie à cette fin, présentées comme des déficits de compétitivité.

Ouvrir les frontières sans harmoniser, c’est mécaniquement ouvrir la voie au dumping social et donc à l’harmonisation par le bas ; autrement dit, menacer les plus fragiles d’entre les citoyens. C’est là le principal problème auquel il convient de s’attaquer dans cette affaire. C’est là que se trouve la véritable responsabilité, écrasante, de nos représentants politiques et c’est sur ce point qu’il faut les obliger à agir.

Comme dérivatif à la question de fond soulevée ici, on évoque régulièrement d’hypothétiques « fonds de compensation » — l’idée que la France pourrait dédommager la Communauté française pour le coût de la formation de ses ressortissants. C’est à mon sens une illusion, même si je l’ai longtemps défendue : elle postule cette idée aberrante que la France qui met en place une politique de restriction d’accès passablement douloureuse accepterait d’importer des services qu’elle pourrait produire elle-même et de renoncer en même temps, du moins en partie, à l’efficacité de son système de maîtrise des coûts (qu’il soit justifié ou non) dès lors qu’un étudiant refusé en France pourrait venir s’inscrire librement en Belgique,... aux frais de la France.

Le décret Simonet n’est pas enthousiasmant. C’est cependant une mesure défensive nécessaire dans un contexte où l’imprévoyance des années (ou décennies) précédentes a fini par avoir des conséquences. Reste dans le chef de la ministre à promouvoir activement des droits sociaux européens, dont ferait partie l’accès de tous à un enseignement de qualité à un prix abordable. C’est sans doute là que le bât blesse.

Au-delà des discours — trop souvent lénifiants, il faut bien le dire — des responsables politiques et académiques, la mobilité des étudiants, la libre circulation des citoyens ou l’ouverture des frontières internes de l’Union sont intrinsèquement souhaitables. Elles ne sont cependant acceptables qu’accompagnées d’une harmonisation des systèmes sociaux et de la fiscalité ou, à défaut, de mesures protectrices des systèmes les plus solidaires qui sont aussi les plus fragiles.

Ce texte est une version raccourcie et actualisée d’un billet paru dans mon blog en mars 2006. Il reprend également certains éléments que j’ai eu l’occasion de développer dans un précédent article.