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Entretien

À bout portant : « Cela contredit le discours humaniste de l’Université »

Entretien avec Dominique Berns paru dans le journal « Le Soir » à l’occasion de la nomination (contestée) du commissaire européen Pascal Lamy au titre de docteur honoris causa de l’UCL.

Pourquoi l’AGL s’oppose-t-elle à l’attribution du doctorat honoris causa à Pascal Lamy ?

Nous ne nous opposons pas à la personne de Pascal Lamy, mais à un symbole et à une éthique. Il est important d’insister sur ce point car les réactions à notre pétition ont souvent porté sur la défense de la personne. Or nous pensons que le sens d’un tel doctorat va au-delà de la simple reconnaissance des mérites personnels.

Vous visez donc le commissaire européen au Commerce...

Et de manière plus générale la politique européenne. Il y a deux niveaux de débats. On pourrait considérer que nous ne sommes pas d’accord avec la politique européenne. C’est une option politique privée. Mais il y a plus : nous pensons qu’il y a une contradiction dans le chef de l’Université, entre d’une part son discours sur la nécessité de l’enseignement public et son rôle social et, d’autre part, sur une série de faits objectifs qu’on constate dans la politique européenne. Nous ciblons trois points qui contredisent, au niveau de l’enseignement, le discours humaniste de l’Université. Le premier, c’est l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), actuellement en discussion au sein de l’OMC. Pascal Lamy est le principal négociateur européen. Nous pensons que l’AGCS fait peser, sur les services publics en général et sur l’enseignement en particulier, un risque de “marchandisation”. La marchandisation, c’est le fait de supprimer la notion de bien public, de service public et, partant, de renoncer à ce qui définit le modèle public, c’est-à-dire le fait qu’il est régi en fonction de choix collectifs délibérés — et non en fonction d’une logique de marché. Le risque de privatisation de l’enseignement, qui conduirait à concéder une partie de l’enseignement à des entreprises privées, est réel. Or une privatisation irait à l’encontre du rôle social de l’Université.

Pascal Lamy affirme pourtant, au contraire : « L’éducation universelle et gratuite n’est pas une marchandise. C’est la base du mandat de négociation défini par l’Union européenne. »

On ne juge pas un politique sur ses discours, mais sur les faits. Or dans les règles de l’OMC, notamment l’AGCS, en passe de devenir réalité, et dans les directives européennes, la notion de service public est très peu prise en compte. Pascal Lamy peut dire qu’il ne souhaite pas que l’enseignement soit privatisé. Il n’empêche, les règles qu’il contribue à négocier font peser sur cet enseignement, et sur les services publics en général, un risque énorme. Je sais que tous les experts ne sont pas d’accord. Certains considèrent que l’AGCS, sous conditions, pourrait ne faire peser qu’un risque minime sur les services publics ; pour d’autres, l’AGCS est extrêmement dangereux. Nous le pensons et ne sommes pas les seuls. La Communauté française, parlement et gouvernement unis, a émis de vives craintes face à l’AGCS.

Quelles sont vos autres critiques par rapport à la politique de la Commission européenne ?

Notre deuxième critique vise une violence d’ordre symbolique, qui consiste de manière générale à faire passer un discours libéral pour un discours scientifique, technique. Autrement dit : à présenter la libéralisation des marchés, la rupture avec le modèle d’économie mixte, la marche en avant permanente du marché comme une nécessité uniformément acceptée et non comme un choix fondamentalement politique. Cela contribue notamment à développer un rapport instrumental à l’enseignement, à faire “percoler” toute une série de concepts tels celui d’“employabilité”, qui, à nos yeux, sont un moyen de légitimer une exclusion sociale en la faisant passer pour une réalité technique.

Que l’on soit “employable” à la sortie de l’école, c’est pourtant un des buts de l’enseignement, non ?

Bien sûr. Mais le système éducatif et l’Université, qui concentre l’essentiel de la recherche scientifique fondamentale, jouent d’autres rôles. Or, on constate un recul de la fonction scientifique et critique, qui, pensons-nous, est une conséquence directe de cette percolation du discours libéral. A l’ULg, l’Ecole d’administration des affaires va fusionner avec les Hautes études commerciales ; le département d’économie pure, qui a pour vocation de conserver une dimension scientifique aux études économiques, est menacé ; il pourrait être dissous dans la nouvelle structure. A l’UCL, en économie, vous avez non pas un cours d’anglais, mais un cours de "Business English". Il y a une contradiction entre cette réalité utilitariste et le discours d’une Université se voulant lieu de critique, de perpétuation d’un idéal intellectuel. Le troisième point porte sur le retard des règles sociales et de l’harmonisation fiscale dans l’Union. Nous sommes de fervents partisans de la construction européenne. Mais nous pensons que cette construction en deux temps — d’abord ouvrir les frontières, puis songer à la mise en concordance des systèmes sociaux — pose d’énormes problèmes, notamment de dumping social et fiscal. C’est pourquoi nous pensons qu’il y a incompatibilité entre le discours de l’Université et les conséquences avérées de l’action de la Commission européenne. Il faut alors faire un choix : ou l’on soutient l’attribution du doctorat honoris causa à Pascal Lamy, en acceptant de faire l’impasse sur l’idéal défendu par l’Université, ou l’on fait le choix de la cohérence... et on renonce à attribuer ce doctorat honoris causa.

Qu’ont répondu les autorités de l’UCL à vos objections ?

En théorie, les facultés délibèrent sur des propositions de doctorat honoris causa, qu’elles soumettent au conseil académique, où siègent trois représentants des étudiants. Il y a délibération et vote au conseil. Mais si la procédure a été formellement respectée, son esprit ne l’a pas été. Les doctorats honoris causa n’ont pas été une émanation de l’Université, ils ont été imposés d’en haut ; il n’y a pas eu de débat au sein du conseil académique, mais des consultations bilatérales entre le rectorat et les membres du conseil académique pendant les vacances d’été. Notre critique porte donc également sur le centralisme excessif dont a fait preuve le rectorat.