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Entretien

Le retour du tram à Liège

Interview parue dans le magazine « Contrastes » du mois d’octobre 2009.

Dans le courant de l’année 2008, la région liégeoise a été animée par des questions difficiles concernant sa mobilité : faut-il privilégier la construction d’un tronçon d’autoroute supplémentaire ou la relance du tram au centre ville ? André Antoine, alors ministre wallon de la mobilité, s’était finalement prononcé en faveur du projet de réalisation d’une ligne de tram traversant la vallée, de Jemeppe à Herstal.

Rencontre avec François Schreuer, président d’urbAgora.

Le ministre Antoine a promis d’une façon ferme une ligne en fond de vallée, entre Seraing et Herstal. Cette annonce satisfait-elle urbAgora ?

Pas complètement. Ceci dit, on va d’abord voir comment le gouvernement actuel se positionne par rapport aux engagements du gouvernement précédent. Quoi qu’il en soit, pour urbAgora, se limiter à une seule ligne n’est pas une bonne approche. Nous préférons aller directement vers un réseau. Nous proposons de réaliser, dans un premier temps, une boucle centrale sur la tracé de l’actuelle ligne 4, et quatre branches allant jusqu’à Sclessin, Coronmeuse, Amercœur et Fontainebleau. Ce mini-réseau a environ le même kilométrage que la ligne Seraing-Hestal ; on reste donc dans un budget similaire. Le développement du réseau vers Ans, Seraing ou Herstal ne serait réalisé que lors d’une deuxième phase. Plusieurs raisons justifient ce choix.

Primo, le tram doit prioritairement aller là où la demande de mobilité en commun est la plus forte. C’est un impératif pratique : il faut soulager les lignes du TEC qui saturent. C’est un impératif social et écologique : autant utiliser le tram là où il est utile au plus grand nombre de personnes. C’est un impératif financier, car le tram coûte cher et les recettes seront proportionnelles à la fréquentation. Mais surtout, la réussite du projet — dont dépendra la réalisation de nouvelles lignes — sera évaluée d’abord sur le nombre de passagers.

Secundo, le tram nécessitera des travaux très importants qui vont fortement compliquer la circulation en ville. Nous pensons qu’il vaut mieux faire ces travaux en une seule phase plutôt qu’en 2, 3 ou 4.

Tertio, si on veut que le tram rééquilibre les divers modes de transports, il faut pouvoir opérer de grands changements en peu de temps : le schéma à quatre branches permet notamment une réorganisation du réseau de bus dès la première phase. Le fait de disposer d’une offre complète en centre-ville permettra aussi de réduire la place de la voiture, aujourd’hui trop importante, car une alternative efficace et séduisante sera disponible.

J’ajouterai qu’on doit être attentif à la rive droite de la Meuse, souvent reléguée par rapport à la rive gauche et où se trouvent une bonne partie des quartiers populaires de la ville (Bressoux, Droixhe, le Longdoz, Angleur, Chênée,…). Nous pensons qu’il est important d’y amener le tram dès la première phase. Or le tracé envisagé par le gouvernement précédent est intégralement situé en rive gauche.

Le tram pour toi, c’est bien plus qu’un moyen de transport. Peux-tu expliquer ?

Il y a effectivement un véritable enjeu de mobilité aujourd’hui à Liège où les transports en commun n’arrivent pas à faire face à une demande qui augmente de 6 à 7 % par an. La qualité du service s’en ressent douloureusement : bus surchargés, lents, irréguliers, englués dans les bouchons,... font le quotidien de milliers et de milliers d’usagers. Le tram, en augmentant fortement la capacité du réseau, la vitesse de déplacement (grâce à un site propre intégral) mais aussi le confort, constitue une réponse à cette situation. Il permet aussi de réorganiser le réseau de bus, notamment pour développer des liaisons de périphérie à périphérie.

Mais au-delà de l’enjeu de mobilité, le tram représente un outil très puissant pour repenser la ville, la réorganiser, notamment dans un objectif de densification. La densité — c’est-à-dire la quantité d’habitants et d’activité sur un territoire donné — détermine en particulier la possibilité qu’on a de développer les services publics. Dans un milieu très peu dense — par exemple un lotissement de maisons quatre façades —, construire et entretenir des voiries et des canalisations, faire passer le facteur tous les jours,.. tout cela coûte très cher. Dans un milieu dense, c’est le contraire. Et on y justifie plus rapidement l’implantation d’une école ou d’un bureau de poste. La densité de la Ville de Liège est presque 10 fois moindre que celle de la Ville de Paris. Cela signifie que pour un montant donné par habitant, on sait amener 10 fois plus de transport en commun aux Parisiens qu’aux Liégeois.

Densifier la ville est un objectif intéressant. Mais, il ne faut pas le faire n’importe comment. Le tram peut être un bon outil pour densifier de façon qualitative : amener plus de monde à habiter à proximité des arrêts de tram tout en suscitant un aménagement de meilleure qualité : la création d’espaces verts, le retour d’un commerce de proximité, la reconquête d’une place pour le vélo,…

La densification de la population n’a-t-elle pas aussi des effets pervers ?

Le « retour à la ville » présente en effet un risque de gentrification, c’est-à-dire l’arrivée, dans certains quartiers populaires, d’une population plus aisée qui va faire augmenter les loyers et petit à petit éjecter les habitants originels du lieu, qui vont souvent se retrouver refoulés en lointaine périphérie.

Ce phénomène s’observe dans à peu près toutes les grandes villes du monde. À Liège, à ce jour, il est relativement peu important, hormis dans quelques points très localisés (Pierreuse, par exemple). À Bruxelles, par contre, le phénomène est significatif à l’échelle de quartiers entiers.

La gentrification est un risque qui est présent dès qu’on améliore la qualité de vie en ville ; mais ce n’est pas une fatalité. Il y a moyen de la contenir principalement par deux types de mesures. Parallèlement au développement du tram, il faut d’abord une politique d’acquisition de logements par les pouvoirs publics pour maintenir les loyers à un niveau décent dans les quartiers traversés. Il faut aussi une augmentation globale de l’offre de logements. Notre souhait est en effet que le tram ramène des gens — et notamment des gens aisés — vers la ville ; que des « rurbains » qui ont choisi d’habiter Neupré, Dalhem, Juprelle,… dans des lotissements loin de la ville, se rendent compte de l’intérêt d’habiter en ville. Avec le tram, ils bénéficieront d’une facilité de déplacement, d’un gain de temps, d’un accès aux services, aux activités culturelles,… Pour accueillir cette nouvelle population, il ne suffira donc pas de maintenir les loyers à un niveau modéré, il faudra aussi augmenter significativement l’offre de logements, en construisant de nouveaux quartiers urbains.

Et ça tombe bien : après la fonction de densification, le tram a aussi une fonction d’urbanisation. C’est-à-dire qu’il peut nous permettre d’aller réurbaniser des lieux en friche, comme on en trouve énormément dans des communes comme Saint-Nicolas, Ans, Seraing ou Herstal. Il y a des dizaines et des dizaines d’hectares d’anciens sites industriels, situés à l’intérieur de la zone urbaine et aujourd’hui abandonnés, qui doivent être aujourd’hui reconvertis. Plutôt qu’un urbanisme dispersé, énergivore, monofonctionnel, le tram peut favoriser un urbanisme réellement urbain, piéton, mixte, constitué de maisons mitoyennes, de plusieurs étages.

La ville est et doit être un endroit plurifonctionnel. Dans une même rue en ville, on va retrouver du logement, du commerce, du bureau, de l’activité artisanale, des espaces de loisirs, de l’enseignement,… Ce qui fabrique la ville c’est le fait que, dans un même lieu, il y ait plusieurs fonctions. Pendant l’ère du triomphe de l’automobile, on a beaucoup urbanisé en découpant le territoires en zones monofonctionnelles (l’habitat d’un côté, l’activité économique dans des « zonings », le commerce ailleurs,...). Avec le tram on peut peut-être montrer qu’une urbanisation dense et mixte offre de nombreux avantages. On y gagne en proximité sociale, en proximité de services, en facilité à se déplacer, en mixité sociale,…

Certaines villes françaises ont commencé à réimplanter le tram sur leur territoire. Un premier bilan a-t-il déjà été tiré ?

Le bilan du tram français est clairement un succès. Différentes expériences ont été menées dans des villes qui sont d’une taille similaire à Liège. Par exemple, Nantes est une ville une morphologie similaire, une densité assez basse et un territoire d’une taille comparable à Liège. Nantes aujourd’hui est en train de connaître un renouveau urbain qu’on peut vraiment envier. Mais le tram y a été implanté il y a 20 ans. Bordeaux, par exemple, a reconquis les rives de son fleuve grâce au tram d’une façon qui est saluée à peu près unanimement. Montpellier était une ville construite sans beaucoup de planification, avec des circulations difficiles,… Le tram est en train de rendre une cohérence à cet espace urbain. Le tram en France est en train d’être déployé dans plusieurs dizaines de villes, villes qui font parfois un quart ou un tiers de la ville de Liège, comme Valenciennes. Les villes françaises de la taille de Liège (plus de 500.000 habitants) en sont souvent à construire leur cinquième ou sixième ligne.

Je dirais que le point noir reste l’aspect gentrification. Le tram est souvent accompagné d’un renchérissement du foncier et d’une relégation d’une population plus précarisée. C’est un enjeu que Liège doit prendre en compte dès maintenant.

Le tram et le train, un binôme inséparable !

À notre avis, le chemin de fer et le tram vont de pair. Il faudrait envisager un RER liégeois qui serait complémentaire du tram. Le tram, qui passe à une fréquence de quelques minutes, a une fonction de desserte des quartiers denses. Il peut prendre une partie de la place de la voiture. Le RER, qui passe trois ou quatre fois par heure et qui utilise le réseau ferroviaire existant, permet d’amener en ville des gens qui habitent dans le grand hinterland c’est-à-dire jusqu’à Huy, Waremme, Verviers ou Maastricht,… Nous disposons, dans l’agglomération liégeoise, d’un réseau ferroviaire remarquable, aujourd’hui sous-exploité. La première étape de la réalisation d’un RER, c’est l’intégration tarifaire : pouvoir passer du réseau TEC au réseau RER avec le même titre de transport. Le reste peut se faire progressivement : augmenter la fréquence des trains, acquérir du matériel roulant adapté, qui soit accessible de plain-pied, avec des portes larges permettant un accès facile des voiturettes, des poussettes, des vélos, doté d’une motorisation permettant des temps de parcours raisonnables malgré les arrêts fréquents, ouvrir de nouveaux points d’arrêts et même créer de nouvelles liaisons (notamment un pont sur la Meuse en aval de Liège),...

Si on veut avoir un projet de mobilité fédérateur à l’échelle de l’agglomération, il est indispensable que les communes périphériques se sentent aussi partie prenante. Le RER peut y contribuer.

Quand on parle de « ville dense », ça ne veut pas dire tout ramener au centre, ça ne veut pas dire tout concentrer sur un même pôle. L’idée est plutôt de développer des villes multipolaires, c’est-à-dire réorganiser le territoire sans désertifier la périphérie pour autant. On va redensifier autour de noyaux majeurs — autour des gares IC, à Ans, Herstal, Seraing, Bressoux,... —, qui seront desservis par les transports en commun.

Penses-tu que le tram est acquis ?

On va voir comment le gouvernement actuel se positionne par rapport aux engagements du précédent. Ensuite, on va observer la situation budgétaire de la Région wallonne qui, si elle se dégrade encore, peut nous donner de sérieuses inquiétudes. Des choix très douloureux vont devoir être faits. J’espère qu’on sera capable malgré cela de faire des investissements pour l’avenir, notamment pour entamer la transition climatique. Le tram figure en bonne place parmi les outils permettant de la réaliser.

Interview réalisée par Françoise Caudron.