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Entretien

« Politiser le précariat »

Entretien avec Pierre Eyben paru dans Le Drapeau Rouge, journal du Parti communiste belge

En février 2006, une lutte d’un genre nouveau faisait l’actualité. Elle opposait de jeunes employés au statut précaire à la société suisse Bluecomm et au cœur de celle-ci on découvrait un héros pluriel et virtuel appelé Bob le Précaire. Ce combat social mené hors des structures syndicales se solda par une victoire éclatante qui ne passa pas inaperçue |1|. Fin 2006, La Ligue des droits de l’Homme a octroyé le Prix Régine Orfinger-Karlin à Bob le Précaire.

Rencontre avec François Schreuer un des animateurs de ce combat.

François peux-tu nous expliquer qui est Bob le précaire ?

Bob le Précaire a été notre porte-parole imaginaire dans une grève que nous avons mené contre la société suisse Bluecomm, qui nous employait pour remplir les questionnaires d’une étude sociologique. Disons que Bob un héros du précariat rebelle.

Qu’est ce que le « précariat rebelle » ?

On se rend compte que nous sommes, dans le travail et plus globalement dans la vie, dans une situation durablement précaire, et que cette condition de précarité est partagée par beaucoup de gens. De là naît l’idée d’organiser certains combats politiques autour de ce constat, de lutter contre ce qui précarise nos vies. Le terme de précariat fait référence à quelque chose comme une notion de groupe social qui serait constitué par les précaires. C’est évidemment une allusion, peut-être un peu abusive, au salariat ou au prolétariat. En tout état de cause, la précarité est en train de devenir la condition d’existence majoritaire pour la jeunesse.

Un côté générationnel ?

Non, ce n’est pas une idée générationnelle. Simplement, factuellement, les mécanismes précarisants touchent d’abord les plus faibles que sont les jeunes, qui entrent sur le marché du travail, mais aussi les femmes, les migrants, les vieux. Les travailleurs qui ont un CDI restent mieux protégés à l’heure actuelle ; mais à terme tout le monde est menacé. Je pense notamment au « Livre vert pour l’emploi » de la Commission européenne, publié en novembre dernier |2|. Il prône très clairement l’abandon de la référence du contrat à durée indéterminée. Grosso modo, ce que recommande la Commission, c’est rien moins qu’une sorte de CPE pour tous les travailleurs européens. Et vu le silence général qui règne sur cette question, il y a vraiment de quoi s’inquiéter.

Qu’est ce exactement que la précarité ?

C’est être dans une situation instable de manière prolongée, savoir qu’on a très peu de chances de trouver un contrat solide, un statut protecteur, savoir qu’on devra en permanence se battre pour obtenir du travail, en permanence justifier son « employabilité », selon le jargon en vigueur dans les cercles de décision européens. Par conséquent, la précarité ne concerne pas seulement le travail mais la vie toute entière : c’est le fait de ne pas pouvoir se projeter dans l’avenir qu’il s’agisse de projets de types professionnels, familiaux (acheter une maison), affectifs,... Les précaires sont maintenus dans un horizon de court terme. Pour ces raisons, ils ont souvent beaucoup de difficultés à s’organiser et sont donc souvent invisibles, anonymisés. La précarité est pour les puissants un antidote très efficace contre les luttes sociales. Mais le précaire n’est pas forcément pauvre. Un enseignant ou une journaliste qui vont de CDD en CDD sont précaires. Cette condition concerne des personnes aux profils très variés. Entre la migrante qualifiée d’« illégale » qui travaille comme saisonnière dans l’agriculture et le chercheur qui travaille à l’université, il y a un monde de différence mais l’idée que nous défendons c’est qu’il y a quelque chose de commun entre eux qui est justement cette instabilité. Notre réflexion consiste à chercher des formes d’organisation communes capables de mettre fin à cette instabilité, parce que chaque petite minorité dans son coin n’a aucune chance de se faire entendre. Pourtant, toutes ensemble, les minorités précaires sont peut-être majoritaires. Pour cela, il faut créer des liens transversaux, inventer des solidarités inattendues. Il faut aussi tuer certains mythes.

Quels mythes ?

Je pense en particulier au statut du travail dans la société, à la sacralisation presque unanime d’une très douteuse « valeur travail ». Actuellement, on peut dire que le travail est véritablement un universel par lequel l’individu justifie sa place dans la société, y acquiert des droits, un statut symbolique, une protection sociale, etc Ce sont là des acquis historiques importants du mouvement ouvrier. Mais ces acquis sont à double tranchant. Que se passe-t-il en effet pour ceux qui sont en dehors du travail ? Ou ceux dont la forme de contribution au bien-être collectif, bien que réelle, n’est pas reconnue comme travail ? Ceux-là sont voués aux gémonies. Or nous faisons face depuis quelques dizaines d’années à un phénomène qui va nous obliger à révolutionner nos modes de pensée. Je veux bien sûr parler de la contrainte écologique : la planète ne supportera pas longtemps notre mode de vie. On doit se demander si l’objectif de créer de nombreux nouveaux emplois est compatible avec cette contrainte.

Cela veut-il dire que vous renoncez au plein-emploi, au droit à un travail pour chacun. N’est-ce pas dangereux ?

Je trouve très problématique la conception du travail comme droit. Si l’on prend le temps d’y réfléchir, c’est une idée très paradoxale : alors que le travail — je parle bien entendu de la relation salariale — est fondamentalement une violence comme nous l’enseignent aussi bien l’histoire du mouvement ouvrier que les rapports de la médecine du travail, il faudrait s’accrocher à ce type de relation sociale comme à un droit ? N’est-il pas préférable de défendre plutôt des choses comme le droit au logement, le droit au transport, le droit à la santé, le droit à l’enseignement gratuit, etc ? Autrement dit, ce qui doit être un droit pour les individus, c’est de disposer d’un revenu décent et de vivre dans un environnement protecteur, notamment grâce à la présence de services publics de bonne qualité. Dans cette optique, le travail serait plutôt de l’ordre du devoir que du droit, le prix à payer pour ces droits, la contribution de l’individu au bien-être commun. Et s’il se trouve qu’à tel ou tel moment, la société n’a pas besoin du travail de certains individus, ceci ne devrait poser aucun problème pour autant qu’elle leur assure la jouissance de ces droits fondamentaux.

Cela dit, il faut prendre au sérieux cet idée d’un droit au travail, ne pas se laisser guider uniquement par la réflexion théorique. Car le droit au travail joue conjoncturellement un rôle tactique de défense des travailleurs dans un contexte d’offensive générale sur les droits sociaux. Mais il y a aussi et surtout un second argument, moins visible, dans l’idée de droit au travail, c’est l’argument d’essence anarchiste qui pose la question de savoir où se trouve le pouvoir dans un système social et pointe le rôle trop important accordé à l’État, à la centralisation, dans le modèle que je proposais à l’instant. Le droit au travail est dans cette optique conçu comme garantie d’indépendance pour l’individu face à un système centralisé qui deviendra inévitablement prédateur en l’absence de contre-pouvoir suffisant. C’est un argument important, qui prescrit la mise en place de contre-pouvoirs solides, mais il n’est pas décisif à mes yeux. Le travail n’est pas la finalité de la vie, en aucune manière ; il faut revaloriser l’activité autonome, désaliénée.

Réduisons le temps de travail !

Oui, aussi bien pour mieux le répartir que pour pour réduire son emprise sociale. Il faut partager le travail entre tous en ce que et pour la raison principale qu’il est pénible. Mais l’essentiel est surtout de réduire drastiquement le temps de travail et de ramener le statut du travail à celui d’une activité parmi d’autres. Et en combinant les gains de productivité technique avec la nécessaire réduction de notre consommation matérielle, sans doute est-il possible de réduire, en moyenne, le temps de travail à une dizaine d’heures par semaine et par personne. Cela dit, réduire le temps de travail c’est réduire le temps de travail par semaine mais aussi permettre des séquences de quelques années au travail suivies de quelques années sans travail. Cela aussi n’est pas facile dans le système actuel.

Un autre problème qui se pose si l’on veut parler du temps de travail, c’est tout simplement de savoir ce qui peut être considéré comme du travail. On peut relever de très nombreux cas de production diffuse, difficilement évaluable ; en fait, on peut même considérer avec le psychanalyste Christophe Dejours que le travail est radicalement inévaluable |3|. Par exemple, est-ce que le programmeur qui écrit un logiciel libre qu’il mettra gratuitement à la disposition du public peut être considéré comme un travailleur ? Son apport au bien-être collectif est le cas échéant énorme, pourtant son labeur ne rentre peut-être dans aucune des formes lui permettant de se faire reconnaître pour cela.

Concrètement, que proposez-vous ?

Il y a des opinions très variées parmi les activistes précaires ; mais une idée qui me semble recueillir un large assentiment est de dissocier partiellement revenu et travail. Dans un premier temps, il s’agirait surtout de mettre en place, sous une forme assurancielle, des mécanismes permettant de garantir la continuité du revenu pour les travailleurs intermittents. Nous défendons aussi l’idée de gratuité généralisée d’une série de services fondamentaux, notamment les transports en commun. Il s’agirait d’une forme de garantie de revenu « en nature », qui assurerait une fonction redistributrice, simplifierait beaucoup la vie des précaires, contribuerait à récréer du commun. À plus long terme, c’est vers un revenu garanti inconditionnel supérieur au seuil de pauvreté [NDLR un peu moins de 800 euros en Belgique] qu’il me semble souhaitable de se diriger.

L’allocation universelle c’est un concept défendu par un parti de droite comme Vivant.

Les libéraux qui promeuvent une allocation universelle ne parlent que d’une rawette, souvent de l’ordre de 200 euros par mois, ce qui en fait une aide détournée aux entreprises, une façon assez perverse de subventionner le travail peu qualifié. C’est une part du salaire que ne devront plus payer les entreprises. Pas un libéral ne soutient une allocation universelle au-dessus du seuil de pauvreté qui a pour conséquence d’émanciper le travailleur de sa dépendance radicale à son employeur, de rééquilibrer la relation salariale qui a de toute éternité été dissymétrique. L’autre distinguo, c’est la façon de la financer. La droite propose de la financer par la TVA, l’impôt le moins redistributif qui pèse le moins sur les détenteurs du capital et le plus sur les consommateurs. C’est le cas de Vivant. Pour les gens de gauche comme nous, elle doit être financée par un impôt sur les revenus du capital et éventuellement aussi par un impôt écologique, ce qui impose dans les deux cas de concevoir ce système à l’échelon européen.

La précarité est-elle une bannière susceptible d’aider à construire un rapport de force face au rouleau compresseur néolibéral ?

Je le pense. Il faut en tout cas chercher à organiser politiquement les précaires ; ça me semble être une condition sine qua non du renversement du rapport de force qui est pour le moment extrêmement favorable aux détenteurs du capital. Plein de gens vivent aujourd’hui dans une situation d’anomie, dans la rupture de presque tous les liens de solidarité, la socialisation par la télévision et son discours ultra-marchand. Repolitiser le « peuple TF1 », recréer du lien social, donner des débouchés politiques à la révolte latente qui sourd de partout, c’est la chose la plus essentielle à faire aujourd’hui. C’est aussi la seule protection sérieuse contre le retour du fascisme qui, de toute évidence, nous menace.

J’ai lu que selon vous, la précarité n’était pas forcément uniquement un avatar du capitalisme, et qu’elle pouvait être aussi une richesse. N’est-ce pas à nouveau une affirmation dangereuse dont se délecterait quelque capitaliste partisan de plus encore de flexibilité ?

Dans un débat récemment, une sociologue me reprochait d’utiliser le concept de précarité pour définir une identité, foncièrement négatif à ses yeux. Mais la précarité est un fait, vécu au jour le jour par des millions de personnes et il est important qu’une prise de conscience collective intervienne sur la réalité de cette situation. Or, avec cette prise de conscience collective, émergent aussi des élé88ments plus « positifs », constitutifs de cette nouvelle identité collective qui n’en reste pas moins elle-même précaire, fragile : pratiques de solidarité, de résistance, de débrouille,... qui sont quant à elles bel et bien une richesse. Une écologie sociale se doit de faire droit à ces pratiques. Ce qui provoque parfois une certaine confusion.

Par ailleurs, dans un monde où le totalitarisme marchand impose sa loi presque partout, refuser de s’y soumettre, c’est parfois s’exclure d’office. Un nombre non négligeable de personnes qui se retrouvent en situation d’exclusion le sont parce qu’elles ont refusé de se vendre corps et âme au système, parce qu’elle ont refusé telle pratique de mise en concurrence des salariés, tel formattage idéologique, tel job dégradant. Il est assez injuste, quoique courant, d’y voir une forme de « précarité voulue ».

Quant à la flexibilité, c’est clair que l’approche des mouvements de précaires est assez décomplexée à cet égard. Vu que la flexibilité est généralisée dans les jobs de précaires, il s’agit non seulement de la faire partiellement refluer — par exemple en réclamant des statuts stables, en défendant le CDI là où c’est possible, etc — mais il s’agit aussi et surtout de réclamer des droits pour les travailleurs flexibilisés, une protection sociale, de construire un syndicalisme adapté à leur situation, bref de ne pas les abandonner à leur sort et au rêve d’un emploi stable ; sans quoi on dualise complètement le marché du travail entre des travailleurs protégés, bien défendus, disposant des droits sociaux hérités des trente glorieuses d’une part et des travailleurs sans droits d’autre part. Une certaine dose de flexibilité n’est pas un tabou à mes yeux si elle s’accompagne de sécurité en échange. Le problème, c’est que la sécurité promise n’arrive jamais.

En somme, on incite les employeurs à multiplier les statuts précaires et non à créer des vrais postes de travail ?

C’est le risque ; il y a un équilibre à trouver.

Quel est votre rapport avec les syndicats ?

Nos contacts directs avec les syndicats sont assez peu fréquents, et je dois bien dire que les rares échanges que nous avons avec eux sont parfois un peu difficiles.

C’est à dire ?

On ne demanderait pas mieux que d’avoir des discussions avec les syndicats, car ils prennent trop peu en compte la situation des précaires à l’heure actuelle. Un problème, c’est le mépris parfois évident avec lequel certains syndicalistes ont pu traiter des groupes de précaires. Je pense par exemple au secteur des transports en commun, dont les responsables syndicaux ont ouvertement snobbé les membres du Collectif Sans Ticket (CST) qui proposaient pourtant des idées particulièrement intéressantes. Mais le fond du problème, c’est que les syndicats restent à mon avis beaucoup trop focalisés sur cette « valeur travail » que nous récusons.

Logique, non ? Un syndicat c’est une union de travailleurs qui prennent une partie de leur salaire pour organiser la solidarité ?

Ne peut-on pas plutôt penser le syndicat comme une structure de solidarité capable de faire pièce à la domination capitaliste — et au concept d’exploitation, je préfère ici délibérément celui de domination —, dont le travail n’est peut-être qu’une des formes. Le capitalisme mute à grande vitesse ; il faut en tenir compte.

|3| Christophe Dejours, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, Paris, INRA Editions, 2003.