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Les leçons du rapport Laplace

L’unanime tollé qu’il a suscité m’a donné envie de le lire et je vous le dis sans détour, au risque de déplaire à beaucoup de mes lecteurs liégeois : le désormais fameux rapport Laplace (pdf) sur l’avenir de la sidérurgie liégeoise mérite, à mon sens, outre une lecture attentive, un tout autre sort que celui que lui ont réservé les « forces vives » liégeoises qui, entre complaisance et aveuglement, paraissent plus que jamais incapables d’offrir à la région liégeoise un autre destin que celui, sinistre, vers lequel nous nous précipitons.

Le dernier épisode dans cette vile polémique laisse d’ailleurs sans voix. Le journal L’Echo signale en effet ce jeudi que la Sogepa (commanditaire du rapport) a décidé, en toute unilatéralité et sans aucun doute sur injonction du ministre (Marcourt, encore lui), vraisemblablement en l’absence de toute base juridique, de casser le contrat qui la liait au bureau parisien Laplace Conseil et de ne pas honorer le solde des honoraires de celui-ci. Et même si 195.000 EUR pour une trentaine de pages, hors résumé et annexes, c’est cher, très cher, l’affaire se terminera probablement, inévitablement, par un arrangement discret ou par une procédure judiciaire et l’un comme l’autre seront défavorables au trésor public. Évidemment, avec cette attitude stupide, caricaturale, le pouvoir public wallon donne (en sus du bâton pour se faire battre) un statut à ce rapport, un poids symbolique — celui de qui on a tenté de faire taire — qu’il n’aurait jamais eu s’il avait été traité par la contre-argumentation.

Mais donc ? Ce rapport ? Que contient-il qui justifie de pareils emportements ?

D’abord, que les raisons avancées par ArcelorMittal pour fermer le chaud liégeois sont peu crédibles. Le gain économique de la fermeture du chaud est faible, si on le compare au coût du désengagement (dépollution et plan social). La conjoncture du marché de l’acier n’est pas aussi mauvaise que le prétend ArcelorMittal. Et les importations d’acier de l’Union européenne (depuis la Chine, le Brésil, la Russie et la Corée) sont loin d’être aussi préoccupantes que le soutient ArcelorMittal. Ajoutons que l’atout de la localisation « maritime » des sites concurrents est factice, selon le rapport, qui démontre de façon assez convaincante que les coûts du transfert de minerai et de charbon depuis Rotterdam ou Anvers sont compensés par la capacité à accueillir de plus grands navires minéraliers et l’efficacité de ces deux ports, très nettement supérieures à celles de ceux qui desservent les sites concurrents. En conséquence de quoi « Liège est une localisation au moins aussi maritime que ses rivales de la BusinessUnit Nord » (p. 24). Conclusion de Laplace : la fermeture décidée ne se justifie « que si ArcelorMittal n’a pas l’intention de payer l’ensemble des coûts de fermeture et des coûts sociaux » (p. 20). Ajoutons que ArcelorMittal a vu sa situation mondiale se dégrader depuis 2006 (date de la fusion entre Arcelor et Mittal). Chute du cours boursier, recul sévère de sa part de marché mondiale de 9,4 % (2006) à 6 % (2011), échecs en Asie, insatisfaction des gros clients, relations tendues avec ses partenaires : la stratégie du tycoon indien est loin de faire l’unanimité.

Mais revenons à Liège. Pourquoi, compte tenu de ce qui précède, le rapport considère-t-il que le « chaud » liégeois est définitivement condamné ? La raison fondamentale, selon le consultant, est que, faute d’une vision stratégique à long terme dans le chef des dirigeants de Cockerill et des autorités wallonnes, et faute d’un contexte social favorable, on n’a quasiment plus investi à Liège depuis plusieurs décennies (le déclin remonte selon lui au non-achèvement, dans les années ’70, du projet de ligne à chaud intégrée sur le site de Chertal). En sorte qu’il faudrait à présent investir beaucoup (le rapport cite le chiffre d’un milliard d’euros) pour pérenniser le chaud liégeois. Et aucun scénario crédible n’existerait pour ce faire. Cette situation est d’autant plus problématique que la concurrence interne fait rage au sein du groupe ArcelorMittal, et plus particulièrement à sa « Business Unit » nord-européenne, qui regroupe notamment les sites de Brême, Gand, Dunkerque, Florange et Liège. Et Liège (et bientôt Florange) paie les ambitions d’expansion de Brême, de Gand et de Dunkerque, qui sont en train d’augmenter leurs capacités de production et jouent des coudes, de manière plus efficace que Liège, pour se faire une place au soleil.

Conclusion de Laplace : en dépit d’une situation géographique très favorable, en dépit d’un savoir-faire reconnu au niveau mondial, Liège se trouve aujourd’hui dans l’ornière. Le terme adéquat pour décrire cette situation est : gâchis. Avec des atouts nettement moindres, d’autres sites européens ont beaucoup mieux tiré leur plan. Le chaud est donc définitivement condamné. Le froid est gravement menacé, son alimentation par Dunkerque est douteuse, et, sans une réorganisation complète des outils, dont la création d’un haut-fourneau électrique à Châtelet (Charleroi), pour alimenter le froid liégeois, celui-ci pourrait avoir disparu dans cinq ans. Quant à la reconversion des sites pollués et au plan social, il va falloir se battre pour faire cracher Mittal au bassinet, qui va tout faire pour que les pouvoirs publics prennent en charge ces coûts.

Ajoutons encore que le consultant propose (et il en fait même la principale proposition de son rapport) la constitution d’une « Commission de Réconciliation Liégeoise » (sic, avec trois majuscules) rassemblant tout le monde où à peu près, chargée de « comprendre, accepter et décider de modifier les causes systémiques qui ont conduit à la perte de confiance des actionnaires successifs dans la fiabilité sociale de Liège et l’annulation ou au report des investissements qui auraient été nécessaires pour restaurer la compétitivité des usines de Liège ».

Voilà pour l’essentiel.

Quelle analyse peut-on faire de ce document ? Quelles leçons peut-on en tirer ? Quelle importance doit-on accorder à ses conclusions ? Le débat est ouvert. Car il me semble que la meilleure chose (la seule, à présent qu’il a pris tant d’importance) qu’on puisse faire avec un tel document, c’est de le soumettre au débat contradictoire d’une manière relativement fine. Je commence. Vous compléterez et vous corrigerez...

Un tableau d’ensemble contrasté. Si les conclusions sont très tranchées (une condamnation sans appel du chaud, donc), une lecture du document dans son entier donne une impression beaucoup plus nuancée. Il n’y a pas de fatalité à la mort de la sidérurgie européenne, y compris à l’intérieur du continent. La position géographique de Liège est idéale. Les concurrents directs ne sont pas nécessairement si bons que cela. Et le monde de la sidérurgie ne se réduit pas, comme on pourrait avoir tendance à le penser, au seul ArcelorMittal qui n’est somme toute pas si dominateur qu’on veut bien le penser, loin s’en faut. Bref : Liège est sans une situation grave mais conserve pas mal d’atouts. À la lecture du rapport, on se dit que tout n’est peut-être pas encore perdu,... pour autant, la réserve n’est pas mince, qu’on trouve le moyen — aujourd’hui absent — d’investir massivement.

Un déficit grave de stratégie. Si on peut comprendre que personne n’aime entendre, dans la bouche du consultant, que « les Liégeois sont un peu biesses » (sic), le chœur d’indignations politiques auquel on assiste depuis quelques jours ne constitue pas forcément un démenti à ce propos. Tout occupés qu’ils sont à tuer le messager, certains ne semblent pas voir que la situation appelle des réponses substantielles. N’est-il pas temps de faire le bilan des sommes prodigieuses (quelqu’un a un chiffre ?) qui ont été investies depuis des décennies, par les pouvoirs publics, dans la sidérurgie wallonne. La tentation est forte — et légitime — d’imaginer à quoi ressemblerait Liège aujourd’hui si cet argent avait été investi dans la sidérurgie de façon plus intelligente (dans le développement d’un site sidérurgique intégré à Chertal) ou avait été investi dans d’autres projets économiques et dans le développement de la ville. Il semble manifeste, et pas seulement à la lecture du rapport Laplace, qu’une logique de court-terme (sauver des emplois le temps d’une ou deux législatures) l’a emporté sur la stratégie industrielle de long-terme qui, seule, aurait pu éviter la triste fin qui nous pend aujourd’hui au nez. Dans le débat sur une éventuelle nationalisation — nonobstant les considérables difficultés juridiques auxquelles celle-ci se heurte —, ceci est tout sauf un point de détail. Investir des milliards d’euros d’argent public ne peut pas se justifier s’il ne s’agit que de différer de quelques années une échéance inéluctable. Si, par contre, c’est le moyen de maintenir dans la durée une production socialement utile (rien n’indique qu’on puisse se passer d’acier dans les siècles à venir) écologique (l’acier est un matériau recyclable à l’infini) et génératrice d’emplois, ce qui suppose une vision stratégique à 20 ou 30 ans, alors je signe à deux mains.

Une tactique syndicale désormais inadaptée. Tous les acteurs de la scène sidérurgique en prennent pour leur grade, dans le rapport. Actionnaires, direction, ingénieurs, politiques,... et syndicats. Et, dès lors que le « climat social » délétère est pointé comme principale cause de l’absence d’investissements, le rapport peut être lu, quoiqu’il soit beaucoup plus nuancé que cela, comme faisant porter aux travailleurs le chapeau de la fermeture. Ce qui paraît fort gros : il est quand même assez singulier de reprocher aux syndicats — qui ne siègent même pas au Conseil d’administration — le déficit stratégique de la boîte. Cela explique sans doute en bonne partie (tant le ministre Marcourt apparaît lié à la FGTB dans ce dossier) la réaction éruptive à laquelle on a assisté. Cela étant, une conclusion s’impose à mon avis : la tactique syndicale qui fonctionne à l’échelle d’un groupe régional comme Cockerill est inopérante dans le contexte d’un groupe de taille mondiale, qui met en concurrence ses entités internes. La stratégie syndicale doit s’adapter : il faut poser le rapport de force à l’échelle où se prennent les décisions, donc au minimum au niveau de la « Business Unit », fonctionner en réseau. C’est évidemment plus facile à dire qu’à faire et je sais que des initiatives sont prises dans ce sens. Mais on est encore loin du compte. Et faute, sans doute, d’avoir suffisamment pris conscience de cette nouvelle donne, les syndicats de Cockerill se sont-ils retrouvés dans l’actuelle situation inextricable.

En lisant ce rapport, on comprend un tout petit peu mieux ce monde dans lequel les actionnaires ont le pouvoir, où la « confiance » de ceux-ci prime sur la rationalité industrielle. Où la compétition permanente et exacerbée fait perdre de vue le sens de la production, son inscription dans une société, le fait qu’elle fait vivre des travailleurs. Mais il nous enseigne aussi que la révolte contre ce système n’a de chance de parvenir à le changer qu’en réfléchissant sacrément bien à l’endroit où porter le fer. On aimerait que cette question du comment soit au centre des préoccupations.

L’enjeu de la dépollution. La négociation qui arrive va être très dure et dramatiquement importante pour l’avenir de la région, quelle qu’en soit l’issue. Il est dès lors essentiel de mettre une pression maximale sur ArcelorMittal, notamment pour l’obliger à respecter ses obligations de dépollution des sites qu’il abandonne |1|, laquelle, à lire le rapport, semble loin d’être acquise. Non seulement parce que c’est une condition essentielle au développement d’autres activités sur ces terrains et donc à l’avenir humain, sanitaire, économique de la région. Mais aussi parce que c’est le meilleur moyen de rendre son calcul économique inopérant et donc de mener cette négociation en position de force dans la perspective d’un maintien de l’activité, éventuellement par le biais d’une cession des outils (non envisagée à ce jour par ArcelorMittal, mais à laquelle il pourrait devoir se résoudre si le coût du désengagement est trop élevé).

Il y a quelques années, un rapport intitulé « Liège 2020 » avait élaboré quatre scénarios prospectifs pour l’avenir de la région liégeoise. Intitulés « les chiens de faïence », « les loups entre eux », « l’hirondelle » et « le phoénix », ils méritent la relecture. À voir la façon dont se passe le débat sur la sidérurgie, on espère que les historiens ne parleront pas, dans quelques années, d’un scénario des lemmings. Pour éviter le suicide collectif que pourrait constituer un acharnement thérapeutique ou une négociation mal menée, il va falloir beaucoup de pragmatisme. Peut-être pourra-t-on relancer l’activité de façon durable. Peut-être faudra-t-il tourner la page. Dans tous les cas, il faudra tirer, sans complaisance aucune, les leçons du gigantesque gâchis que constitue, sans même préjuger de la suite, l’état dans lequel se trouve aujourd’hui la sidérurgie liégeoise.

Annexe : un extrait du rapport (pp. 48 & 49)

[...] dès le début des années soixante [...], tous les grands sidérurgistes européens ont mis en chantier des programmes très ambitieux de reconstruction de leurs usines en site vierge (greenfield), proche des grands ports en eau profonde et d’une superficie suffisante pour atteindre la taille minimale de 5 Mt,... tous sauf les sidérurgistes liégeois.

Ainsi, dans les années soixante, Usinor a décidé de construire son usine de Dunkerque et de fermer son site historique de Denain, Sacilor a décidé de construire Solmer sur la Méditerranée, Italsider de fermer son site de Cornigliano et de construire Tarente et Arbed de construire Sidmar à Gand.

Thyssen en Allemagne a reconstruit ses unités de production à l’embouchure du Rhin et de la Ruhr, car l’importance du fleuve permettait de transporter aisément les matières premières depuis le port de Rotterdam, le plus puissant d’Europe.

La sidérurgie liégeoise des années soixante était composée de deux groupes : Cockerill-Ougrée (plus Providence à Charleroi) et Espérance-Longdoz. Ces deux groupes étaient contrôlés par les deux grands holdings belges, respectivement la Société Générale et la Banque Bruxelles Lambert.

Espérance-Longdoz avait compris la nécessité de relocaliser sa production sur un site nouveau et avait acquis les terrains de Chertal situés idéalement dans l’angle formé par le canal Albert et la Meuse, donc avec un accès direct aux ports d’Anvers et de Rotterdam. Espérance-Longdoz avait commencé la construction de l’usine de Chertal par celle de l’aciérie et du train à chaud. Les pieux des fondations du premier haut- fourneau avaient déjà été battus...

Cockerill avait également compris cette nécessité et décidé de participer à la construction de Sidmar aux cotés de l’Arbed.

À la suite de difficultés financières d’Espérance Longdoz, les deux holding de contrôle avaient décider de rapprocher Espérance de Cockerill afin de constituer un ensemble plus puissant ayant ensemble une taille suffisante pour affronter la concurrence qui s’étendait de plus en plus à l’ensemble de l’Europe. Or la Belgique, un des plus grands producteurs mondiaux rapporté à l’échelle de la population, était aussi un grand pays exportateur d’acier.

La mise en œuvre de ce rapprochement signifiait la fermeture à brève échéance des hauts-fourneaux d’Ougrée et de Seraing ainsi que de l’aciérie d’Ougrée et du vieux train à bandes acquis de seconde main des Etats-Unis dans le cadre du plan Marshall. Celles-ci auraient dû avoir lieu dans le courant des années septante.

Mais ces fermetures auraient été compensées par la création à 25 km seulement d’une usine entièrement neuve sur un site vierge permettant de mettre en place un flux rationnel des matières. Ce site aurait employé moins de personnels que celui qui travaillait à Ougrée et Seraing et a suscité de nombreuses oppositions, en particulier de la FGTB. En outre, la FGTB n’était pas aussi dominante à Chertal qu’à Seraing ou elle disposait d’un quasi monopole syndical.

La proximité des outils aurait permis des échanges efficaces d’énergie entre la cokerie et les hauts-fourneaux qui produisent des excédents et les laminoirs qui les consomment. Une centrale thermique à haut rendement aurait pu être construite pour brûler le surplus de gaz et produire l’essentiel de l’électricité nécessaire à la marche des outils. La proximité des outils aurait permis une gestion commune des stocks de produits intermédiaires, la mise en place de moyens communs de maintenance et de nombreuses autres économies d’échelle.

Outre les gains logistiques et énergétiques, la proximité des hommes et des systèmes d’information aurait permis une gestion plus harmonieuse de la chaîne et de l’étendre rapidement à l’aval à froid qui devait également être modernisé (usines de Jemeppes et de Tilleur notamment).

Or, pour un ensemble complexe de raisons, cette stratégie de bon sens ne fut pas mise en œuvre.

Cockerill revendit sa participation dans Sidmar et le nouveau groupe décida d’arrêter les développements de Chertal et de se reconcentrer sur Seraing et Ougrée. Il fut même envisagé un temps de démanteler Chertal et de déplacer les outils neufs sur le site historique.

C’est cette décision funeste de 1972 qui a scellé le sort de la sidérurgie de Liège.

Tous les participants à cette décision en partagent la responsabilité : les actionnaires qui ont préféré des économies à court terme, les dirigeants qui ont conforté leurs pouvoirs, les ingénieurs qui n’ont pas su faire entendre le bon sens industriel, les syndicats qui ont fait pression pour rester dans leurs bastions et les communes qui n’ont pu s’entendre sur une nouvelle répartition des impôts locaux assis sur la force motrice.

Le coût cumulé depuis 40 ans de cette funeste décision est énorme, il représente en valeur d’aujourd’hui environ 25 €/tonne sur une moyenne de 3,0 Mt/an pendant 40 ans soit 3 Milliards d’euros dépensés en fumée (littéralement en CO2) ! Cette somme aurait permis de construire une usine flambant neuve de 3 Mt de capacité soit la capacité actuelle du Chaud avec deux hauts fourneaux !

La pénalité logistique à l’aval est tout autant considérable. Par exemple, en 40 ans il n’a pas été possible d’achever la liaison ferroviaire entre Chertal et Tilleur et les coils à chaud doivent toujours transiter par le dépôt de Renory avant de parvenir aux décaperies par une noria de camions.

Le surcoût de cette liaison (camionnage, stocks, dégradation de produits, retour d’usines, incompréhensions diverses) est estimé à 10 €/t pour 2 Mt par an pendant 40 ans, soit 800 M€, ce qui aurait permis de reconstruire l’usine de Tilleur !

Source de l’image : Luc Viatour.

|1| La remise en état de tous les sites est évaluée parle le consultant à un montant de 300 à 600 millions d’euros, la Région wallonne d’un milliard.