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Pour Defeyt

Le débat sur l’inconditionnalité du revenu a pris beaucoup d’ampleur ces derniers temps, avec des propositions en sens très divers. Quelques remarques pour contribuer à ce débat.

1. Dès lors que l’on constate que la socialisation d’une partie du revenu est défendue, dans des formes extrêmement variées, par des (néo)libéraux (Bouchez, Vivant), des socialistes (Magnette, désormais), des écologistes (Defeyt) ou des communistes (Friot), il est urgent de sortir d’un débat nominaliste « pour ou contre l’allocation universelle ». Ça a à peu près autant de sens que de débattre, sans autre précision, de l’opportunité d’une réforme fiscale : dans tous les cas, il s’agit de regarder ce qu’il y a dedans, et de voir à qui ça profite et de quelle manière.

2. La Sécurité sociale est notre bien commun le plus précieux. La distinction doit être marquée entre ceux qui veulent la défendre et la renforcer (et donc aussi l’adapter aux évolutions de la société) et ceux qui veulent la détricoter (ce à quoi peut aussi mener, ce qui est plus pervers, sa statufication). Dans ce débat miné, retracer une ligne de partage est peut-être moins intuitif qu’il n’y parait.

3. La Sécurité sociale a été construite pour protéger le salariat. Elle ne couvre que très imparfaitement le précariat, dont l’importance ne cesse pourtant de croître, notamment parmi la jeunesse. Est-il souhaitable qu’un étudiant diplômé après 24 ans n’ait (désormais) plus droit à rien ? Est-il acceptable qu’une personne ayant travaillé pendant 20 ans à mi-temps n’ait ouvert aucun droit au chômage ? Bien sûr que non.

4. En conséquence, c’est vers l’aide sociale que des contingents entiers de précaires ont été redirigés au cours des décennies et (encore plus) des années récentes. Ce qui est insupportable. Parce que renvoie des travailleurs sans emploi au statut infamant d’« assisté », processus injuste et humainement destructeur. Parce que cela pervertit le rôle des CPAS. Entre autres choses.

5. Certains mécanismes de Sécurité sociale varient aujourd’hui selon que ses bénéficiaires cohabitent ou non avec d’autres personnes (ainsi que selon le statut social et fiscal de ces personnes). Ce principe est injuste d’un point de vue assurantiel (a minima), impraticable (la diversité et la labilité des situations personnelles ne se prêtent pas à ce genre de casuistique), intrusif (qui trouve encore normal que des agents de l’Etat soient amenés à inspecter les gardes-robes à la recherche de petites culottes ?) et surtout gravement contre-productif (il plonge dans la difficulté des personnes qui, sans cela, pourraient s’en sortir en se regroupant dans diverses formes de cohabitat). Vu le stand-by absolu sur le front de l’individualisation des droits sociaux (qui n’est pas, loin s’en faut, une priorité politique ou syndicale, à ce jour), le débat sur l’inconditionnalité du revenu rouvre à cet égard des perspectives utiles.

6. La position « travailliste » qui consiste en substance à dire (de façon parfois explicite, mais le plus souvent très chantournée) que ce problème sera résolu en retournant au plein-emploi salarié ne relève plus seulement de la lévitation sous substances psychoactives mais aussi de la non-assistance à personnes en danger. Elle revient à se cacher la tête dans le sable face à la réalité technique de l’automatisation (qui va détruire de nombreux emplois dans les décennies à venir dans de multiples secteurs)... et à laisser sur le carreau (depuis 40 ans, ça commence à bien faire !) les exclus du salariat (plus ou moins volontaires, là n’est même plus la question).

7. Dès lors, il s’agit de faire évoluer la sécurité sociale pour accompagner une réduction globale et massive du temps de travail, qui ne sera pas uniquement une réduction du temps de travail hebdomadaire (la semaine de quatre jours, pour commencer) mais aussi une réduction du temps de travail à l’échelle de la vie tout entière. Rappelons que le choix à poser concerne moins la durée du travail elle-même (le temps de travail est en baisse de toute façon) que le fait de savoir si on organisera cette décrue dans une préoccupation égalitaire et civilisée ou si l’on choisira la guerre de tous contre tous pour capter des emplois de plus en plus rares et la destruction consécutive de tous les statuts sociaux.

8. Toute évolution doit se faire en veillant à ce que chaque membre valide de la société soit (redevienne) producteur de valeur économique (dans la mesure de ses capacités) pendant certaines périodes de sa vie (sachant que d’autres pourront être consacrées à d’autres activités, au libre choix des individus) et soit reconnu pour cela. Pour une raison de justice élémentaire (le mouvement social n’a pas combattu la rente pendant des siècles pour en instaurer une nouvelle variante). Mais aussi, et plus fondamentalement, pour une raison démocratique : dans la production réside le pouvoir « primal » d’une société. Ce n’est pas un hasard ou un contre-sens si les néolibéraux souhaitent une allocation d’un niveau suffisant à la survie tout en dérégulant massivement le marché du travail : il s’agit en effet, à travers ce mécanisme, de déqualifier les classes populaires de leur statut de producteur (porte ouverte, ensuite, aux pires dérives). Au contraire, c’est d’une socialisation d’une partie du salaire que nous devons parler, à la suite de Bernard Friot (même s’il défend quant à lui une socialisation intégrale du salaire, ce qui est très contestable, parce que la définition de la valeur sociale du travail ne peut relever du pur choix individuel et parce que cela mènerait à une centralisation de la vie économique autour d’une seule instance).

9. Dès lors, c’est par la cotisation sociale qu’il convient de financer ce salaire socialisé et non par la fiscalité (et a fortiori la fiscalité basée sur une assiette conjoncturelle à l’échelle historique, comme par exemples les voitures de société ou la spéculation financière). C’est, selon moi, le principal point problématique (sans doute surmontable) dans la proposition de Philippe Defeyt. Celle-ci consiste à instaurer un revenu « socle » de 600 EUR par mois par personne majeure (300 EUR pour les mineurs) venant s’ajouter (et non se substituer) aux régimes de sécurité sociale existant tout en individualisant tous les droits sociaux et insistant sur la nécessaire régulation du marché du travail. La proposition de Defeyt est crédible et désirable, pour ne pas dire carrément enthousiasmante. Chacun devrait la lire avec la plus grande attention et, surtout, à prendre le temps de bien la comprendre avant de lancer des invectives, comme on en relève trop souvent dans ce débat.