Ce samedi matin, le journal Le Soir publiait son « Grand Baromètre » trimestriel. Où inévitablement nous a été servie la liste des personnalités politiques dites « préférées » des Wallons et des Bruxellois (ainsi que des Flamands, mais ce n’est pas celle-là qui nous occupera aujourd’hui).
Dans ce classement, qui met surtout en évidence des personnalités ayant une très forte visibilité télévisuelle, les grands chefs à plumes de notre vie politique jouent aux petits chevaux : unetelle repasse devant, tel autre perd trois places. Et ainsi de suite. Et un commentariat qui doit sans doute n’avoir rien de mieux à faire glose laborieusement sur le fait qu’unetelle est repassée devant et que tel autre a perdu trois places.
Je n’ai pas besoin de vous dire l’intérêt congru que je porte à ce genre d’exercice.
Mais il y a quand même, dans cette affaire, une étrangeté qui mérite qu’on en dise un mot : la course de petits chevaux ne présente aucun suspense, car la tête du classement est occupée, depuis des années, et de très loin, par Sophie Wilmès, qui, à la différence de tous ses concurrents, se signale par son absence du jeu politique national, par son silence.
Tout comme Jean-Jacques Goldman qui continue à figurer en tête des personnalités préférées des Français vingt ans après la fin de sa carrière, Sophie Wilmès a atteint une sorte d’état de lévitation où il lui suffit de sourire pour planer.
Mais qui est Sophie Wilmès ?
Issue de la grande bourgeoisie francophone du Sud de Bruxelles (elle est signalée à Uccle, Grez-Doiceau, Rhodes-Saint-Genèse), elle est inconnue sur la scène nationale lorsqu’elle arrive à la Chambre en octobre 2014 en tant que suppléante de Didier Reynders, dont le mandat ministériel vient d’être reconduit. Moins d’un an plus tard, en septembre 2015, âgée d’à peine 40 ans, elle devient ministre fédérale du Budget, dans le gouvernement de Charles Michel, à la suite de la démission d’Hervé Jamar. Elle va occuper ce poste-clé jusqu’à la fin du mandat de Michel, à qui elle succèdera, dans un concours de circonstances, comme Première ministre (en affaires courantes) en octobre 2019. Pendant ses 11 mois de mandat, elle parviendra, en mars 2020, à rassembler une majorité parlementaire afin de mettre en place un gouvernement de crise, qui aura la redoutable charge de gérer le premier affrontement avec le COVID. Une fois le nouveau gouvernement installé en octobre 2020, elle cédera sa place à Alexander De Croo et deviendra ministre des Affaires étrangères pour deux petites années.
Dans ces différents mandats, une analyse de son action montre un positionnement intransigeant sur le plan social. Elle a systématiquement soutenu et parfois mis en œuvre directement les mesures antisociales du gouvernement Michel : saut d’index, recul de l’âge de la pension à 67 ans, baisse de l’impôt des sociétés (de 33% à 25%, ce qui représente plusieurs milliards de manque à gagner pour les caisses publiques chaque année), signature du contrat F35, etc. Une mesure lui est plus particulièrement attribuée : d’importantes coupes structurelles dans le secteur de la santé, en 2017, dont beaucoup d’observateurs considèrent qu’elles ont significativement contribué à fragiliser nos hôpitaux à la veille de la pandémie. Elle a inlassablement agi, au gouvernement, pour la flexibilisation du travail ou pour le détricotage de notre système de protection sociale.
Sa gestion de la pandémie, comme Première ministre, aura été marquée par un manque dramatique d’anticipation (notamment dans la commande des équipements nécessaires), qui s’est traduit par un nombre de décès particulièrement élevé durant la première vague, en particulier dans les maisons de repos qui ont été laissées à elles-mêmes et où une hécatombe a eu lieu. Souvenons-nous d’ailleurs que le monde des soignants était suffisamment critique à son endroit pour que, lors de sa visite à l’hôpital Saint-Pierre, le 17 mai 2020, elle soit accueillie par une « haie de déshonneur » formée par le personnel de l’hôpital qui avait décidé de lui tourner le dos.
Oui, mais voilà : Sophie Wilmès est présentée, perçue comme une figure de douceur (je n’ai pas la chance de la connaître personnellement et j’ignore donc si c’est à juste titre, mais je suppose que cette réputation ne doit pas être dépourvue de fondement). Sa gestion de la pandémie n’était pas à la hauteur, mais elle communiquait avec calme et empathie dans une période de fureur et d’inquiétude. Elle a un bilan maigrelet comme ministre des Affaires étrangères (et a évité tous les sujets qui fâchent), mais elle a renoncé à ce mandat pour s’occuper de son mari malade (en renonçant à son indemnité, de surcroît, ce que sa situation sociale lui permet). Elle a appliqué, comme ministre du budget, une politique de démolition très résolue des services publics, mais elle se dit « sensible aux problèmes de société au sens large : vie de famille, équilibre entre vie professionnelle et privée, égalité hommes-femmes, éducation, sport, aide et prise en charge des malades et de nos aînés » (selon son site web).
Et depuis lors ? Elle s’est présentée aux élections européennes l’année dernière, récoltant le nombre faramineux de 543.821 voix de préférence — c’est-à-dire que, parmi les électeurs qui ont exprimé un vote valable dans le Collège électoral francophone, plus d’un sur cinq a donné sa voix à Sophie Wilmès ! Elle n’avait pourtant quasiment pas fait campagne, évitant tout positionnement qui aurait pu contrarier qui que ce soit, tout ce qui aurait pu ressembler de près ou de loin à un positionnement idéologique, énonçant quelques platitudes consensuelles tout en souriant, en souriant beaucoup, en souriant encore.
Reconnaissons quand même que le travail qu’elle a mené, depuis un an, avec le DRFMG (Groupe de travail sur l’État de droit) de la commission LIBE du Parlement européen est positif, notamment dans la lutte contre les dérapages observés en Hongrie et dans d’autres parties du continent.
Elle est aujourd’hui présentée comme la seule à pouvoir faire pièce à la dérive ultra-droitière de son président de parti, dérive à laquelle elle est réputée hostile sans qu’elle ne se soit vraiment exprimée sur le sujet. Sauf qu’elle ne bouge pas le petit doigt. Sauf que rien ne laisse penser qu’elle désapprouve les reculs sociaux en série, juste qu’elle ne s’y prendrait pas de la même manière. La fonction de Sophie Wilmès, à l’instar des statues de la Vierge Marie, est d’offrir un espoir aux croyants et de les dispenser de la sorte de se confronter trop directement à la cruelle réalité. Pendant qu’on espère l’intervention surnaturelle de Sainte-Sophie, on ne s’organise pas pour lutter contre la mise à sac de nos services publics.
Selon la dernière enquête d’opinion de la Fondation « Ceci n’est pas une crise » (mars 2025), 69% des sondés voudraient « un dirigeant fort qui appelle directement au peuple, un rejet de tous les contre-pouvoirs », un chiffre en nette augmentation ces dernières années. Selon les auteurs de cette enquête, ce désir d’autorité traduit cependant, de façon paradoxale, « une quête de clarté, d’efficacité et de participation démocratique. Les citoyens interrogés ne veulent pas forcément moins de démocratie, mais une démocratie plus accessible, plus directe, où ils se sentent mieux consultés et mieux représentés. Ils expriment une frustration face à un pouvoir diffus et insaisissable, et perçoivent parfois un leader fort comme un moyen d’accéder à des décisions plus lisibles et concrètes. »
Dans une époque qui ne comprend plus et rejette massivement la politique, Sophie Wilmès est la gagnante ultime, la gagnante sur tous les tableaux. En refusant méthodiquement d’exprimer son véritable projet politique (celui qu’elle a mis en œuvre dans les faits), elle personnifie ce pouvoir « diffus et insaisissable » qui finit, si l’on en croit cette enquête, par pousser tant de gens à souhaiter, dans une évidente confusion, l’installation d’un régime autoritaire. Et elle est aussi celle qui bénéficie de l’aspiration née de la frustration qu’elle a contribué à faire naître.
Pourquoi parler de ceci ? Quelles leçons en tirer ? Deux choses, je dirais.
Primo, la singularité Wilmès nous rappelle que la politique ne se joue pas uniquement, très loin de là, sur le terrain des idées, des décisions, de la rationalité froide. Comme l’écrit Pierre Legendre : « On n’a encore jamais vu, on ne verra jamais gouverner une société sans les rituels, sans les musiques, sans un service public des cérémonies (tel est le sens du mot « liturgie »). Alors évidemment, la démocratie ne fait pas exception, jusqu’à la caricature : sans le marketing politique et son théâtre, elle n’existerait pas ». Quiconque veut refonder la politique (ou un parti, mettons) ne peut se contenter d’agir sur le terrain du logos, aussi bon, aussi excellent, aussi admirable soit-il sur ce terrain.
Secundo, si nous voulons produire une politique qui sert nos intérêts de classe, notre vision de la société, nos aspirations fondamentales, nous devons, chacune et chacun, apprendre à voter (et plus largement à agir dans la sphère démocratique) en fonction d’eux. Et donc prendre un peu de distance avec la sympathie que suscite (ou ne suscite pas) en nous telle ou telle figure. À cet égard, je suis régulièrement frappé d’observer qu’un point de désaccord, parfois mineur, peut conduire bon nombre de personnes à rejeter brusquement, violemment, un élu, un mouvement dont ils apprécient pourtant l’essentiel des combats, dont ils sont convaincus, même, du courage et de l’intégrité. Si vous vous demandez pourquoi tant de politiques pratiquent un langage neutre, hyper-consensuel (la fameuse « langue de bois »), vous avez là la réponse : ceux qui ne le font pas finissent le plus souvent par déplaire à trop de monde pour survivre dans l’impitoyable jeu électoral.
Je conclurai en citant, une nouvelle fois, la rectrice Anne-Sophie Nyssen, (au risque d’aggraver le procès en socialisme qui lui est fait par le petit caudillo, je la prie d’avance de bien vouloir m’en excuser) qui expliquait la semaine dernière à quel point « apprendre à ne pas être d’accord est devenu une compétence décisive en démocratie ». Je vous invite à méditer cette idée.
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