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La Médiacité ou le mirage du centre commercial

L’inauguration, ce soir, du nouveau centre commercial de la société « Wilhelm & Co » n’est pas une bonne nouvelle pour la ville de Liège. Elle témoigne de la médiocrité avec laquelle, trop souvent à Liège, on fabrique la ville. De cette « Médiacité » bien mal nommée, il faut pouvoir, dès à présent, tirer un premier bilan critique, non pas pour le plaisir de vilipender une réalisation très discutable — il faudra, quoi qu’il arrive, tenir compte de sa présence et, avec plus ou moins de plaisir, veiller à l’intégrer dans la ville — mais pour tirer quelques enseignements des erreurs commises et ne pas les commettre une nouvelle fois.

Alors que ce projet aurait pu contribuer à l’extension du centre urbain, à inclure le Longdoz dans le coeur commerçant de la ville, la « Médiacité » — par sa forme recroquevillée sur elle-même, par le choix d’une mobilité largement orientée vers la voiture individuelle — contribue plutôt à détruire de l’urbanité qu’à en créer. Si le complexe de cinémas projeté — et toujours en souffrance — est réalisé et qu’il entraîne, comme on peut s’y attendre, la fermeture du cinéma Palace, en Pont d’Avroy, la Médiacité aura pour effet de retirer, chaque soir, des centaines de piétons fréquentant l’hypercentre pour les remplacer par des centaines d’automobilistes se rendant directement dans un parking souterrain. Belle avancée ! Mais, plus grave encore, c’est la fermeture de la rue d’Harscamp — qui isole un quartier du reste de la ville — qui est l’illustration la plus évidente de cette conception proprement anti-urbaine. Cette coupure dans le tissu urbain est d’autant plus choquante qu’elle n’était nullement nécessaire et qu’il a été démontré |1| qu’une passerelle — laissant libre la circulation — aurait tout aussi bien pu faire l’affaire. Et ce n’est pas l’étroit boyau de circulation laissé ouvert la nuit, entre deux volets, qui y changera quoi que ce soit. Plus largement, il y a lieu de pointer l’absence manifeste de prise en compte, dans ce nouvel équipement, des besoins des habitants du quartier. Le Longdoz se caractérise notamment par une absence criante d’espaces verts publics, d’autant plus problématique qu’il y existe peu de jardins privés en raison d’un parcellaire très dense. Si ce besoin d’espaces publics de détente — exprimé, à de nombreuses reprises, par le comité de quartier du Longdoz, depuis au moins février 1997 — avait été entendu par les autorités communales ou pris en compte par le promoteur, une solution innovante aurait pu être mise en place de façon relativement simple, par exemple en exploitant les hectares de toitures (actuellement inutiles) de la Médiacité pour y réaliser un jardin public. Sur le plan technique, il n’y avait là rien d’insurmontable, mais il fallait la volonté ou simplement la préoccupation d’intégrer le nouvel équipement dans son environnement urbain — laquelle faisait manifestement défaut.

En matière économique, ensuite, on peut émettre les plus grands doutes sur la pertinence d’implanter un tel équipement dans le contexte actuel. Toutes les études socio-économiques montrent en effet que l’offre commerciale dans la région liégeoise est excédentaire. L’ouverture d’un centre commercial aura donc pour principale conséquence d’entraîner la fermeture de commerces ailleurs dans la ville |2|. Et ce ne sont pas le déplacement, grassement soutenu par les pouvoirs publics, de fonctions existantes — RTBF, patinoire,... — qui y changeront quelque chose. Même le « Pôle Image » — qui rassemble sur un site unique des entreprises jusqu’alors dispersées — ne semble guère jouer qu’un rôle d’alibi à l’implantation d’un centre commercial inutile qui n’aurait sans doute jamais vu le jour si son promoteur n’avait eu l’idée « géniale » de le nommer « Médiacité » et de faire miroiter le développement d’une « Cinecittà » liégeoise. Il faut se rappeler qu’en décembre 1996, quand eut lieu la première enquête publique, le projet alors nommé « cité des médias » prévoyait 6 000 m2 de studios de cinéma, un centre privé de production multimédias de 11 000 m2 et un hôtel de 120 chambres — aujourd’hui disparus dans les limbes — tandis que le centre commercial annoncé se limitait à l’époque à 4 200 m2 (il comptera finalement près de 45 000 m2, en ce compris la galerie du Longdoz, intégrée entre-temps dans le projet). Que, dans ces conditions, certains responsables politiques tentent de nous présenter la Médiacité comme un moteur économique relève simplement de l’imposture — de même d’ailleurs que le chiffre, avancé par Wilhelm & Co |3|, de 1500 emplois « créés » (sic).

Sur le plan de la mobilité également, la Médiacité va constituer un petit désastre. On ne peut pas décemment se déclarer préoccupé par le sort des riverains de la Dérivation — et plaider pour la décrue du flot automobile sur ses berges — et y admettre la construction d’un parking de 2350 places. C’est d’autant plus inacceptable que cette zone est non seulement déjà saturée par la circulation automobile mais est aussi extrêmement bien desservie par les transports publics — et pourrait l’être encore beaucoup mieux dans l’hypothèse où une boucle de tram serait construite sur le tracé de la ligne du bus 4, comme le propose urbAgora. Plus qu’une incohérence manifeste, il y a là une faute dans le chef des pouvoirs publics. Dans ces conditions, la couche de greenwashing dont on recouvre la construction de ce centre commercial peut franchement faire sourire.

L’architecture n’est pas en reste. Le « geste » du designer Ron Arad n’a pas grand-chose à voir avec un travail architectural. Son « serpent » est une enseigne commerciale, ni plus ni moins. Il est d’ailleurs symptomatique que celui qu’on nomme « l’architecte » n’ait été chargé que de la réalisation de la verrière et pas de l’aménagement des espaces de circulation ou de l’économie générale du bâtiment (qui ont été réalisés par le burau Jaspers & Eyers, rarement cité). Entendre Peter Wilhelm — reprenant une rhérorique rodée à Louvain-la-Neuve |4| — présenter jusqu’à la nausée son nouveau vaisseau comme un « lieu de vie » en dit long de l’impasse dans laquelle nous nous sommes fourvoyés en laissant des personnages de son acabit prendre une telle importance dans la production urbaine. Quant à ceux qui s’imaginent que Liège marquera l’histoire de l’architecture grâce à cette ondulante réalisation, on leur suggère de repasser dans dix ans.

Plus globalement, la construction de la Médiacité témoigne aussi et surtout d’un certain délitement de la ville et des ravages de la concurrence territoriale, qui permet aux promoteurs de faire jouer, dans le mépris le plus ouvert du bien commun, la concurrence entre communes pour construire ce qu’ils veulent comme ils veulent — les communes urbaines, à l’exemple de Verviers |5|, ayant tendance à accepter n’importe quoi pour garder la fonction commerciale sur leur territoire. Il est plus que jamais essentiel de renforcer les outils de planification territoriale, de renverser une situation aujourd’hui beaucoup trop favorable aux promoteurs.

À Liège, il s’agit notamment de transformer le tellement fragile moratoire décrété — pour tenter de contrer le développement d’un nouveau centre commercial à Soumagne — au sein de la très informelle « conférence des bourgmestres » en une Communauté urbaine, institution publique disposant d’une compétence d’aménagement du territoire. Parce que le redressement de la région ne se fera pas, quoi qu’en disent d’aucuns, en cédant au mirage des centres commerciaux.

|1| Lire l’article de Thérèse Jamin paru ici-même en mai dernier.

|2| On lire à ce sujet les prises de position particulièrement réservées de l’Union des Classes Moyennes, par exemple ici ou .

|3| Cité sur le site mediacite.be, consulté le 20 octobre 2009.

|4| Lire « Louvain-la-Neuve, avatars d’un embourgeoisement », Des Bulles, mercredi 12 octobre 2005.

|5| Un centre commercial incongru projeté par le promoteur ForumInvest en plein centre de la ville. Plus de détails sur le site de Vesdre Avenir.