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De quelques conséquences politiques de l’émergence d’un précariat

Article paru dans le trimestriel Bruxelles Laïque Échos, mars 2007.

Si la précarité trouve sans le moindre doute la partie la plus significative de ses causes dans une dégradation de la situation de l’emploi, elle s’est assez rapidement installée comme condition de vie |1| à part entière pour de nombreuses personnes, ses effets étant alors cumulatifs : la précarité du revenu impliquera celle du logement, laquelle aura des conséquences sur la vie affective, etc. Les implications de cette situation de fait sont nombreuses, mais deux sont de première importance.

La précarité entraîne tout d’abord pour les personnes concernées une situation d’anomie : la terrible solitude de l’individu « libre » dans la société libérale, le fait, plus globalement, de vivre dans une situation d’incertitude généralisée — parfois, mais c’est loin d’être la règle, compensées par la création de réseaux de solidarité interpersonnelle — caractérisent probablement la condition d’une part suffisamment significative des membres de notre société pour qu’il soit justifié de parler d’un précariat, terme qui renvoie à l’idée d’une nouvelle forme de domination propre aux conditions de production contemporaines. On évitera cependant d’opposer la figure de précariat à celle du salariat, les deux catégories se recouvrant largement.

Ensuite, et c’est peut-être encore plus déterminant, s’opère dans le processus de précarisation une mutation du rapport au travail qu’on peut sans doute décrire comme l’émergence au sein de ce précariat de l’idée qu’une vie sans travail est possible |2|. Cette proposition, qui relève de l’évidence sur le plan individuel pour tous les exclus du monde du travail, commence également à devenir une interrogation pertinente sur un plan collectif à mesure que se poursuit l’automatisation de nombreuses formes du labeur humain. Il n’est cependant pas nécessaire de plaider la fin du travail à la manière de Jeremy Rifkin |3| pour constater que la précarité qui les frappe n’est pas sans conséquence sur les aspirations des individus. Le travail en effet demeure non seulement mal réparti — créant de fait des zones hors travail dont les habitants doivent bien vivre ou survivre, c’est-à-dire inventer de nouvelles formes de vie — mais est aussi plus en plus perçu par ceux qui le font comme absurde, inutile voire nuisible à soi-même, aux autres ou à l’environnement.

Cette dualisation rappelle qu’il n’y a pas ici de décentrement comme d’aucuns ont pu le penser, il ne s’agit pas d’une disparition sur la pointe des pieds du travail : bien au contraire, le travail reste ce qu’il a toujours été depuis (au moins) le début de l’ère industrielle, une contingence terrible sur les corps et (de plus en plus également) sur les esprits ; contingence dont il est permis de penser que la violence a depuis 10 ou 15 ans cessé de décroître comme en témoignent, de plus en plus nombreux, ces observateurs de première ligne que sont les médecins et autres inspecteurs du travail |4|.Au-delà de cette violence qui n’a rien de neuf, le travail reste également une figure dominante dans le champ symbolique, stigmatisante, qui tente de s’imposer à tous, à commencer par ceux qui lui échappent, volontairement ou pas.

Il résulte d’abord de tout cela quelque chose comme une désorganisation générale, une démultiplication des perspectives qui obscurcit la lecture des événements, lecture que les paradoxes qui foisonnent viennent encore compliquer. À la différence du mouvement ouvrier historique, un mouvement de masse de précaires semble bien difficile à concevoir. L’éclatement des situations individuelles, l’absence du lieu commun qu’était l’usine pour le prolétariat fordiste, entre autres choses, font qu’il est très difficile mais aussi sans doute surtout peu efficace de chercher à représenter les précaires. De plus, faute d’un horizon revendicatif et organisationnel simple à dégager comme pouvait l’être dans le cadre du rapport salarial fordiste le paradigme du conflit de classe, aujourd’hui bien lointain à discerner sous l’architecture sociale complexe dans lequel s’inscrit généralement le travail précaire (sous-traitance, intérim, contrats informels,...), les conflits horizontaux se multiplient, mettant aux prises des précaires entre eux, faisant perdre leur sens à bon nombre de tentatives d’organisation collective des précaires. L’irruption de la précarité constitue donc un recul historique majeur dans le rapport de force entre travail et capital.

L’organisation des précaires, leur mobilisation, selon des formes qui restent largement à créer, doit donc être considérée comme une priorité par tout qui désire initier un changement social, car c’est là que se trouve le principal potentiel latent de contestation aujourd’hui. Se pose dès lors la question des mesures qu’il convient de préconiser pour répondre à la précarité, c’est-à-dire endiguer les processus de précarisation qui touchent les personnes mais aussi tenir compte, on l’a dit, d’éventuels nouveaux modes de vie qui ont pu se développer dans les espaces laissés béants par le ressac de l’Etat-providence. Sur ce plan, deux écoles se font très manifestement face.

D’une part, marxistes |5| et, sur un mode mineur, sociaux-démocrates s’accordent pour privilégier l’emploi, conçu d’abord comme une instance sociale incluante ; l’arme majeure, sans doute incontournable, d’une telle politique étant le partage du temps de travail à un niveau ambitieux |6|.

D’autre part, on trouve des écologistes, des « négristes » ou des figures comme André Gorz pour préconiser une approche fort divergente centrée sur l’idée d’un revenu garanti, inconditionnel et supérieur au seuil de pauvreté, selon des formes très variées |7|.

En l’état actuel des choses, l’opposition des deux écoles est frontale, tourne parfois à l’invective. On peut néanmoins se demander s’il est possible de dépasser cette opposition ? Il s’agit là d’une interrogation d’autant plus nécessaire que la situation présente est celle d’un blocage de la situation politique pour ces deux approches — largement dû pour les uns comme pour les autres au manque de « troupes » disponibles, les premiers fatiguant à maintenir vivante une base syndicale tandis que les seconds percent peu hors des quelques cercles intellectuels et militants assez pointus. Ils ont pourtant une série de choses en commun. Dans tous les cas, l’enjeu est central de constituer un contre-pouvoir susceptible de faire pièce aux menées de plus en plus violentes du capitalisme.

Cela plaide pour la conjonction des forces. C’est ce que tente par exemple de faire une auteure comme Evelyne Perrin |8| qui tout en conservant la « perspective à long terme » du « revenu universel déconnecté de l’emploi et sans aucune contre-partie » voit dans cet objectif une revendication prématurée et plaide en conséquence pour une approche progressive basée sur la revendication d’une « sécurité sociale professionnelle » particulièrement extensive. De manière plus générale, il semble que d’une part les mouvements de précaires ont tout intérêt à se rallier vigoureusement à l’objectif de la RTT tandis qu’il est urgent que les syndicats prennent en compte dans leur canevas de pensée la nécessité d’une série d’adaptations des structures de protection sociale aux situations de travail intermittent, trop nombreuses et diverses pour les détailler ici |9|.

Un second élément du consensus à créer concerne l’Union européenne, dont l’importance et la nécessité est plus grande que jamais. L’une comme l’autre des approches paradigmatiques ici exposées (la RTT et le revenu garanti) impliquent en effet pour les États qui les adopteront le cas échéant un sérieux « déficit de compétitivité » (selon la pensée économique vigueur) dans la situation de libre échange international débrisé qui prévaut actuellement. Il convient par conséquent d’instaurer au niveau supranational – et dans un avenir suffisamment proche, seule l’UE est à même de jouer ce rôle – un protectionnisme sélectif, par lequel on puisse moduler le degré de « liberté » des échanges et le taux des taxes de douane en fonction de critères sociaux (ainsi qu’environnementaux). Il s’agit d’une condition de faisabilité de chacun de ces deux projets.

Les processus de précarisation qui sont à l’oeuvre affectent gravement la vie de dizaines de millions de personnes. Ils appellent des réponses urgentes, lesquelles ne seront possibles que moyennant un renversement de la conjoncture sociale et politique, renversement auquel une possible organisation sociale des précaires contribuerait. À plus long terme, l’évolution à laquelle nous assistons nous rappelle que le travail tend historiquement à disparaître et qu’il importe par conséquent d’encadrer ce processus en luttant contre la violence du travail résiduel tout d’abord et en imaginant ensuite de nouveaux modes de redistribution de la richesse.

|1| Cf. Robert Castel, « Et maintenant le ’précariat’... », in Le Monde, samedi 29 avril 2006.

|2| Voir le film de Pierre Carles, « Attention Danger Travail ».

|3| Laquelle est une hypothèse à trop long terme pour être prise en compte dans l’urgence actuelle. À moins qu’il ne s’agisse d’une perspective strictement occidentale, c’est-à-dire néo-colonialiste car rejetant de facto la sphère de la production matérielle hors des frontières d’une Europe ou d’un premier monde sacralisés.

|4| Voir le film de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil, « Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient frappés », les écrits d’un Gérard Filoche ou le récent dossier de la revue Alternatives économiques « Quand le travail fait mal », février 2007, pp. 56-66. Noter aussi l’existence aujourd’hui révolue du blog « Le carnet d’un inspecteur du travail » de la plume de l’anonyme Bereno, censuré en silence il y a quelques mois par son ministère (français).

|5| Cf. Michel Husson, « Droit à l’emploi et RTT ou fin du travail et revenu universel ? » in Travail, critique du travail, émancipation Cahiers de critique communiste. Ed. Syllepse.

|6| Cf. Pierre Larrouturou, Pour la semaine de quatre jours, Paris : La Découverte, 1999.

|7| Cf. « Revenu garanti : questions ouvertes », in Multitudes n° 27, hiver 2007.

|8| Cf. « Lire Revenu d’existence universel ou sécurité sociale professionnelle », in Contretemps 18, février 2007, pp. 131-137 ou, plus généralement, son livre Chômeurs et précaires au coeur de la question sociale, Paris : La dispute, 2004.

|9| Mais on trouvera un bon exemple sectoriel, quoique discutable dans certaines de ses conclusions, dans le récent Livre noir des journalistes indépendants, coordonné par Jean-François Dumont aux éditions Luc Pire, notamment dans son huitième chapitre. La proposition d’un « Contre-modèle » d’assurance chômage par la Coordination des Intermittents et Précaires d’Île-de-France (CIP-IDF) constitue également un cas particulièrement intéressant d’une réflexion visant à adapter les structures de la sécurité sociale aux nouvelles conditions de vie et de travail dans un secteur particulier.