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Conférence de presse

Tram de Liège : et si l’on mettait les chiffres sur la table ?

Conférence de presse du 21 janvier 2016, Maison de la presse de Liège

L’objet de la présente communication, rapidement mise sur pieds dans un contexte où des décisions extrêmement importantes pourraient être prises à brève échéance, est d’une simplicité biblique : faire valoir à quel point il serait inepte, dès lors qu’on déciderait de passer outre au troisième avis négatif d’Eurostat sur la comptabilisation du tram de Liège, de maintenir un système de financement ruineux qui n’a été choisi que pour complaire aux exigences européennes.

Financement ruineux ? Nos tableaux montrent que si l’on retire de l’enveloppe PPP le coût de l’entretien et de la maintenance, on peut estimer que le PPP négocié par la Région revient à accorder un taux d’intérêt d’environ 9 % au « partenaire » privé sur l’investissement réalisé. Dans un contexte où les taux auxquels peuvent prétendre les pouvoirs publics en Belgique pour se financer sont inférieurs au quart de celui-ci.

Pour ce prix, il nous a été expliqué à de nombreuses reprises que l’ensemble des risques étaient pris en charge par le privé. C’est exact, à l’exception, notamment,…
— Des risques liés aux retards dans les procédures administratives ou judiciaires ;
— Du risque sur la variation du prix de l’énergie et de la main d’œuvre relative à l’exploitation ;
— De l’augmentation des coûts de maintenance ;
—  Du vol, du vandalisme, des troubles à l’ordre public,…

Mais reprenons les choses dans l’ordre.

De quoi serait composé le coût d’ensemble du tram dans l’hypothèse du PPP ? Principalement des deux éléments suivants.

Une redevance annuelle, d’abord, durant 27 ans, variant entre 41,07 et 45,62 millions (soit 1,17 milliard d’euros en valeur nominale).

Le coût d’exploitation de la ligne, ensuite, à l’exception de l’entretien et de la maintenance de l’infrastructure et du matériel roulant, soit principalement la rémunération du personnel roulant et l’énergie. Ce second poste dépend de nombreux paramètres (et notamment de la vitesse commerciale atteinte) et son évolution est incertaine (intégrant l’évolution barémique du personnel, l’évolution du coût de l’énergie, l’inflation, etc). Nous l’estimons, sur base de références françaises |1| à un montant évoluant entre 5,9 et 11,5 millions d’euros au cours de 27 années d’exploitation. Nos calculs sont basés sur l’inflation prévue par le Bureau du plan (1,6%) et sur une évolution barémique annuelle d’un pourcent (qui est d’application dans tous les scénarios examinés ici).

Total ? Près d’1,4 milliard d’euros sur 27 ans (valeur nominale, toujours).

Bien sûr, ce montant est extrêmement théorique, pour plusieurs raisons et d’abord parce que le PPP ne se réalisera pas selon le calendrier prévu : il reste à confirmer que le montant de la redevance annuelle, notamment, demeure en l’état au vu des retards prévus. Mais nous allons prendre, ici comme partout, les hypothèses qui sont favorables au PPP.

Ces 1397 millions d’euros seront cependant, le cas échéant, dépensés sur une longue période de temps. Il importe donc de les rapporter à une valeur de référence, pour permettre des comparaisons. En conservant le chiffre d’inflation proposé par le Bureau du plan (1,6 %), nous établissons que la valeur actualisée de la dépense s’établit à 1,12 milliard d’euros de 2016. Les tableaux que nous vous fournissons vous permettront de calculer très facilement cette valeur actualisée avec d’autres hypothèses d’inflation (et, le cas échéant, en intégrant une prime de risque). On notera que les chiffres en valeur actualisée présents dans les textes émanant du gouvernement sont très nettement inférieurs (moins de 600 millions d’euros), ce qui revient à utiliser un taux d’actualisation très nettement supérieur (de l’ordre de 7 %), très éloigné de la réalité économique. C’est une manière de présenter le dossier d’une manière déraisonnablement favorable à l’option PPP.

Ajoutons encore que la réalisation des travaux dits « hors configuration » (c’est-à-dire non compris dans le PPP et imputés sur le budget de la Ville de Liège avec un subside régional en compensation), pour un montant d’un peu plus de 40 millions d’euros, doit s’ajouter au calcul. Cette phase de travaux étant déjà engagée (et même largement réalisée), nous ne l’avons pas intégrée dans nos comparaisons (dans aucun des scénarios).

Ajoutons encore que le PPP comporte une série importante de coûts cachés, qui peuvent être évités dans le cas d’une gestion publique. Ces coûts concernent d’abord la charge administrative extrêmement lourde qu’implique la mise en place et le suivi du PPP (dont on tient un exemple éclairant avec les états des lieux qui sont prévus à chaque entrée ou sortie de véhicule du dépôt). Ces coûts cachés résident aussi dans la formule elle-même. On sait par exemple que certaines villes ont obtenu des réductions importantes sur le matériel roulant en organisant des achats groupés. Cette possibilité est exclue par le principe même du PPP (puisque c’est le consortium « Mobiliège », notamment composé d’Alstom qui achètera des trams… à Alstom). L’ensemble de ces coûts cachés devraient être évalués et intégrés dans la comparaison, ce que nous ne sommes pas en mesure de faire à ce stade.

Est-il possible de faire mieux ?

Observons la structure d’un financement public classique, tel qu’on l’a par exemple mis en oeuvre pour l’extension du métro de Charleroi. Il se compose de l’amortissement proprement dit et de l’ensemble des coûts d’exploitation, en ce compris l’entretien et la maintenance. Dans le cas qui nous occupe, on doit lui ajouter les indemnités à payer aux quatre consortiums qui ont participé au marché du PPP (soit 5,6 millions d’euros, payables en 2016). Respectons le montant annoncé des travaux (380 millions d’euros), la durée (27 années) et appliquons un taux d’intérêt — très prudent — de 3 %. Cela donne une annuité de 20,4 millions d’euros. Une fois que l’on a ajouté le coût d’exploitation, on arrive à un total nominal, sur 27 années, de 1011 millions d’euros, soit 807,98 millions d’euros de 2016. Différence avec le scénario du PPP (en valeur actualisée) : 311 millions d’euros.

On peut cependant faire mieux.

Par exemple : pour utiliser l’ensemble de la ligne budgétaire prévue par le gouvernement (soit la redevance + le coût d’exploitation hors entretien et maintenance, soit plus de 46 millions d’euros en 2017), il est possible de ramener la durée du prêt à seulement 12 années. Ce qui limite le payement des intérêts et devrait permettre d’obtenir un taux plus intéressant (1,5 % dans notre hypothèse). Dans ce cas, nous atteignons un différentiel (toujours en valeur actualisée) de pas moins de 381,49 millions d’euros de 2016. Soit plus de trois fois le montant des fonds FEDER attribués à la Ville de Liège pour la période 2014-2020, excusez du peu.

Signalons au passage que le coût de cet emprunt pourrait encore être réduit par le recours, total ou partiel, à la BEI pour financer l’infrastructure.

D’autres scénarios sont cependant possibles. Nous avons notamment chiffré le scénario que nous avons nommé (un peu improprement) « cagnotage » et qui consiste à réaliser l’investissement sur fonds propres, au rythme des disponibilités budgétaires, avant de l’exploiter sans plus avoir aucun capital à rembourser. Ce scénario (développé dans notre conférence de presse du 12 mai 2015) avait pour principal objectif de montrer que, même dans le carcan budgétaire européen, d’autres options que la privatisation sont possibles. Il présente cependant quelques inconvénients (une mise en service potentiellement un peu plus tardive que dans d’autres scénarios, notamment). Il permet néanmoins, lui aussi, une économie importante, en particulier si l’on adopte une approche progressive, en construisant le réseau tronçon par tronçon (comme cela a été fait dans de nombreux réseaux). Cette approche rend même possible un scénario « deux lignes pour le prix d’une », dans lequel on maximise l’usage des ressources disponibles pour aller rapidement vers la mise en oeuvre de la « transurbaine », dont la nécessité s’impose, notamment pour les quartiers de la rive droite de la Meuse.

Si l’on résume le coût des différentes options (en millions d’euros de 2016) : PPP : 1119 millions Financement public sur 27 ans : 807 millions Financement public sur 12 ans : 738 millions Cagnottage sur ligne 1 : 744 millions Cagnottage sur ligne 1 réduite : 625 millions Deux lignes pour le prix d’une : 1213 millions.

Ces chiffres sont bien sûr des estimations réalisées sans les ressources dont disposent les bureaux de consultance et les administrations. Tous les documents utiles à évaluer ces différentes hypothèses ne sont, en outre, pas toujours disponibles (l’accès à l’information étant, en soi, un problème dans les débats sur la mobilité en Wallonie). Ces chiffres sont cependant basés sur la lecture des documents officiels (notamment le cahier des charges du marché) et d’autres sources semi-officielles (notamment les notes au gouvernement).

Pourquoi, au vu de ces estimations, le financement public n’a-t-il pas été retenu ? Principalement au nom du respect de l’ukase austéritaire européen.

Pourquoi le PPP a-t-il été choisi ? Principalement au nom du fait qu’il devait nous permettre de passer sous les fourches caudines « de l’Europe ».

Qu’est-ce qui, dès lors, justifie encore le recours au PPP ? Pas grand-chose.

Le seul argument qui demeure dans la manche des partisans du PPP est le calendrier. Alors que le permis du tram expirera dans un mois, il semble difficile de le mettre en œuvre en relançant un nouveau marché. C’est pourtant ce qu’il y a de mieux à faire, pour plusieurs raisons.

Il n’est pas raisonnable de jeter par la fenêtre 300 à 400 millions d’euros pour gagner une année (et encore, de façon incertaine).

De surcroît, des économies importantes peuvent être réalisées sur le tracé actuel, en simplifiant certaines options, comme je l’ai montré au mois de mai dernier. Le coût de l’infrastructure lui-même (hors de toute question de financement) apparaît en effet situé très haut, par comparaison à bon nombre d’autres projets de tramway. Des marges réelles existent pour réduire le coût.

Enfin et surtout, l’évolution du débat sur la mobilité — et en particulier le fait que la SNCB avance enfin sur le dossier du REL — devrait amener à adapter certains aspects du dossier pour favoriser la complémentarité entre les deux réseaux. Ne pas le faire, c’est condamner Liège, pour les décennies à venir, à avoir un service de transport répondant mal aux besoins des usagers.

On ajoutera que cela permettrait aussi d’enfin associer les communes à la maîtrise d’ouvrage, ce dont l’utilité est apparue à de nombreuses reprises, déjà, jusqu’à présent.

Nous demandons donc au gouvernement wallon :
— De confirmer son engagement à réaliser le tram de Liège ;
— De mettre un terme immédiat au PPP ;
—  D’adapter le projet pour réduire les coûts et augmenter l’intermodalité avec le rail ;
— De lancer ensuite un marché public pour la réalisation de l’infrastructure, sur base d’un financement public ;
—  D’entamer immédiatement le processus visant à agrandir le réseau, en particulier avec la transurbaine ;

Quelques remarques encore : L’évolution de ce dossier témoigne aussi, à bien des égards, d’une faiblesse dramatique des pouvoirs publics, qui semblent considérer qu’ils doivent en permanence se reposer sur des bureaux et consultants privés pour mener à bien un tel projet. Cette situation explique en partie que le « PPP » s’impose, malgré l’évidence de son caractère dispendieux. Développer le service public, ou simplement le défendre, ne peut aller sans développer une capacité publique d’analyse et de gestion, aujourd’hui lacunaire, et, plus largement, une culture du service public qui amène notamment à préférer, en situation d’incertitude, les solutions où l’institution démocratique garde le plus grand contrôle plutôt qu’à choisir les solutions de facilité où l’on délègue tant et plus à des prestataires extérieurs au point d’en faire les véritables pilotes des politiques publiques. Il est important de souligner que le présent réquisitoire contre ce « Partenariat public privé » ne vaut pas condamnation de toute collaboration entre le secteur privé et le secteur public. La production urbaine allie nécessairement des dimensions privées et publiques et leur complémentarité est foncièrement souhaitable. Ce qui nous dénonçons ici, c’est la mise en coupe réglée des finances publiques sous le lexique parfaitement trompeur du « partenariat » et la privatisation larvée d’un service public essentiel à travers ce dispositif. Il n’y a pas de « partenariat » quand une partie s’engraisse aussi outrageusement sur le dos de l’autre. Cette mise en coupe du service public à laquelle on assiste aujourd’hui n’aurait jamais été possible dans la mise en place, traité après traité, directive après directive, du carcan austéritaire européen (le traité budgétaire étant le dernier parpaing en date de ce mur qui obscurcit nos vies), qui a été approuvé, à divers degrés, par toutes les forces parlementaires traditionnelles de notre pays (n’oublions pas qu’Eurostat ne fait qu’appliquer des textes délibérés par les instances décisionnelles de l’Union). Les larmes de crocodile des partis qui ont voté ces textes puis font mine de s’étonner des conséquences qu’ils ont sur notre quotidien ne méritent guère de considération. Enfin, on a énormément parlé de ce que coûtera le tram. Il faudra aussi parler de ce qu’il va rapporter. Construire un tram, c’est augmenter l’attractivité de la ville et son dynamisme économique ; c’est réduire la congestion urbaine, c’est améliorer la qualité de vie, c’est réduire la pollution de l’air et le bruit et donc améliorer la santé publique, c’est réduire notre dépendance au pétrole et contribuer au respect des engagements climatiques. C’est aussi des recettes en plus pour le TEC, qui gagnera des milliers d’usagers quotidiens. Tous ces gains ne se calculent pas avec précision mais ils sont considérables. À l’inverse, il conviendrait aussi d’évaluer quel est le coût de l’inaction. Là aussi, c’est probablement considérable.

|1| Montant total compris dans une fourchette de 6,5 à 11 EUR par kilomètre parcouru. Nous retenons dans nos calculs la valeur de 8,5 EUR (soit un 1 EUR de plus que la valeur utilisée par le CERTU + inflation). Source : CERTU, Les coûts des transports collectifs urbains en site propre, chiffres clefs. Ces chiffres datant de 2010, nous leur avons appliqué 10 % d’inflation.