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Quelques notes sur « Qui est Charlie ? »

Ayant à présent lu le bouquin d’Emmanuel Todd (« Qui est Charlie ? », éditions du Seuil), je vous livre quelques petits commentaires à son sujet. Au-delà des polémiques assez désolantes — mais tout à fait logiques au vu du propos — qui ont été instantanément lancées par l’éditocratie parisienne, ce livre mérite à mon sens (au moins) un vrai débat et je me permets donc, pour commencer, de vous en suggérer la lecture.

Bien loin de concerner au premier chef le journal Charlie Hebdo (qui n’est quasiment pas abordé en tant que tel) ni même les manifestations monstres du 11 janvier (qui sont plutôt un point de départ), ce livre est d’abord une analyse d’un mouvement historique de longue haleine qui voit depuis quelques décennies un recul marqué de l’idéal égalitaire. Pour Todd, ce mouvement s’explique notamment par la convergence d’une aspiration inégalitaire historiquement présente dans les structures familiales de diverses régions situées à la périphérie du système français (d’où ses fameuses cartes) avec d’autres tendances similaires présentes en Europe du Nord (et singulièrement en Allemagne).

Il prend forme à travers une construction européenne qui n’est pas « l’association de nations libres et égales » mais un « système hiérarchique dominé par une nation, l’Allemagne » (p. 226). Le cœur de ce dispositif, la création de la monnaie unique est source, selon Todd, d’immense souffrances pour le monde populaire |1|. L’adhésion au projet européen, pour Todd, n’est pas religieuse, mais post-religieuse (c’est le sens de l’expression « catholique zombie », dont on soulignera qu’elle n’a pas été inventée pour l’occasion mais date de la publication du Mystère français, en 2013, co-écrit avec Hervé Le Bras). « Ce n’est pas la religion qui a déterminé l’adhésion à un projet économique. C’est le reflux de la religion qui a conduit à son remplacement par une idéologie, en l’occurrence à la création d’une idole monétaire » (p. 54).

Ce livre concerne ensuite la récupération du signifiant « République » par des courants sociaux historiquement anti-républicains (et issus d’une déchristianisation récente, intervenue depuis les années ’60, au contraire du cœur « révolutionnaire » de la France, dont la déchristianisation date du XVIIIe siècle) pour désigner un schème de pensée complètement distinct du fonds républicain historique. Là où ce dernier était basé sur la triade liberté, égalité, fraternité, le « néo-républicanisme », comme il l’appelle, a presque complètement évacué l’idéal d’égalité.

Ce que dit Todd, c’est que s’est reformée une alliance sociale des classes moyennes et supérieures (une « oligarchie de masse » (p. 137) en situation d’« hégémonie »), celle-là qui avait permis l’adoption du Traité de Maastricht (1992) puis s’était divisée sur le vote du Traité constitutionnel (2005). Et que cette alliance — dans laquelle le PS français joue un rôle pivot, mais dont la gauche radicale n’est pas non plus absente —, tout en se reconnaissant volontiers dans un langage « libéral, égalitaire, universaliste » (p. 85), accepte en fait voire promeut un « fantastique durcissement interne de la société » (p. 91), en particulier à l’égard de la jeunesse, des ouvriers et des personnes d’origine arabo-musulmane.

Sur base de ce constat, Todd envisage deux scénarios. L’un, confrontatif, qui verrait la France basculer complètement dans l’islamophobie et garantirait une exacerbation des tensions (et notamment un regain, par ricochet, de l’antisémitisme) et finalement son déclin : « la réduction à un statut de deuxième zone de 10% de sa population jeune et la fuite probable vers le monde anglo-américain des plus doués d’entre eux marquerait la fin de la France en tant que puissance moyenne » (p. 230).

Le second est celui d’un accommodement avec l’islam, moyennant deux balises : celui du droit au blasphème (et inversement à la dénonciation de celui-ci), dans le cadre d’une liberté d’expression garantie à tous ; et sur l’affirmation de « l’assimilation comme horizon nécessaire » (p. 234), ce qui présuppose la reconnaissance de l’égalité entre les sexes comme condition préalable |2|. Dans ce cadre, « Il s’agit finalement, par réalisme et nécessité, d’admettre pleinement, joyeusement, qu’il existe désormais dans la culture française, dans notre être national, une province musulmane. Il s’agit aussi d’éviter une nouvelle guerre de Vendée, cet affrontement qui avait contribué à solidifier le catholicisme. C’est un catholicisme accepté qui s’est finalement dissous au lendemain de la seconde guerre mondiale » (p. 237).

Ce propos, brièvement résumé ici, je le trouve fortement convaincant ; et plus qu’utile eu regard de ce qui est en jeu. Sur trois points en particuliers.

a) Contrairement à ce que présentent en cœur les Joffrin et cie, l’augmentation des inégalités, rappelle Todd, n’est pas un inéluctable phénomène naturel contre lequel la social-démocratie européenne ferait « ce qu’elle peut ». Elle est le résultat d’une politique économique « démente » associant libre-échange et monnaie forte. Et si l’on peut très éventuellement envisager que le choix de cette politique ne fut complètement conscient dans le chef de tous les acteurs, la persistance dans cette orientation signe une position politique claire.

b) L’offensive culturelle de grande ampleur est résistible, qui vise à dissoudre la grande idée républicaine de l’émancipation et à en récupérer le signifiant à des fins inégalitaires voire ségrégationnistes (Sarkozy). Il est possible de la refonder, notamment en s’appuyant sur l’aspiration égalitaire qui est portée par la culture musulmane : « Notre nouvelle province, l’islam, croit en l’égalité, au contraire de l’Eglise, fondée sur un principe de hiérarchie en tout point contraire à l’idéal républicain. Une intégration positive de l’islam conduirait donc au renforcement de la culture républicaine plutôt qu’à sa subversion » (p. 237).

c) Le front national peut être contré en revenant à des politiques qui font — réellement — droit aux attentes socio-économiques des couches populaires (au contraire des politiques menées indifféremment par la gauche et la droite depuis 30 ans et plus) et en réaffirmant un républicanisme intégrateur et égalitaire.

Sans doute faut-il dire un mot de la méthode utilisée par Todd et qui consiste à rechercher des déterminants profonds et collectifs susceptibles d’expliquer les évolutions que connait la société, y compris en identifiant des moteurs culturels qui ne sont pas toujours assumés ou simplement connus des acteurs. Contrairement à ce qui est écrit un peu partout depuis quelques jours, il ne me semble pas que les reproches de fixisme ou de déterminisme soient très pertinents : au contraire, le tableau décrit est mouvant et évolutif, et différents facteurs de mutation sont identifiés dans le raisonnement. Rien n’est intangible, chez Todd, mais les mouvements sont lents. Et bien sûr, les protestations de libre-arbitre individuel absolu — sur le mode développé par Sophie Aram — sont doublement hors de propos : parce que la tectonique tolère très bien les anomalies statistiques périphériques ; et parce que les protestations de bonne conscience ne mènent pas très loin.

À cet égard, Todd propose une théorie de la « mémoire des lieux » que je trouve particulièrement convaincante au plan empirique et libératrice au plan éthique. Celle-ci postule la prégnance des valeurs faibles pour définir des systèmes anthropologiques et leur transmission « par un environnement plus large que la famille, comme l’école, la rue, le quartier ou l’entreprise ». Autrement dit : « À la deuxième ou à la troisième génération, le descendant d’immigré, quel que soit son système familial originel, adopte celui de la société d’accueil » (p. 141). De quoi il découle la possibilité de mouvements de population compatibles avec une persistance de systèmes de valeurs ancrés localement. Pour le meilleur — le creuset républicain — ou pour le pire. Car « Un François Hollande gardant une trace de croyance en la monnaie unique, quelques poussières d’une tradition familiale différentialiste, une vague idée que l’entrée des enfants d’immigrés dans la nation n’est pas la priorité, ce n’est pas grand-chose. Mais cinq cent milles François Hollande qui se côtoient et se miment tous les jours, ou un million ou même plusieurs millions ? La machine est là, qui peut faire fusionner les croyances en l’euro et en la « différence musulmane » en une idéologie formidable d’obstination, capable d’exclure et de détruire des vies à grande échelle » (p. 182).

Ceci dit, que l’on soit d’accord ou pas avec celle lecture des mouvements longs et profonds, en rupture avec un individualisme méthodologique très dominant, que l’on valide ou non une méthode qui se réclame notamment de Polanyi (et mes ressources en la matière m’incitent à adopter un profil modeste sur ce terrain), il me semble que c’est surtout des conclusions pratiques du livre qu’il conviendrait de discuter. Et que c’est surtout ces conclusions pratiques — le choix entre un scénario de confrontation différentialiste et un scénario égalitaire d’intégration, avec toutes les conséquences qui s’ensuivent — qui ont été et vont être, je le crains, éludées par beaucoup de commentateurs autorisés, pour qui la confrontation avec un certain nombre de faits pointés par Todd serait sans doute assez difficile à assumer.

|1| Ce qui est mon principal point de désaccord avec lui, dans la mesure où je pense que la monnaie unique présente aussi un caractère protecteur, notamment contre la spéculation sur les monnaies, et pourrait — aurait pu, au moins —, dans le cadre d’un autre projet économique, être un outil pertinent.

|2| Et l’on notera que, pour Todd, « l’interdiction du foulard islamique dans les établissements scolaires, qui symbolise l’égalité des femmes et l’exigence française d’exogamie, est une bonne chose. Elle fut une étape positive et reste nécessaire ».