Article publié dans « Sous la robe », publication du Jeune barreau de Liège.
Dans le débat sur le tram liégeois, peut-on encore défendre des alternatives de fond — c’est-à-dire un tracé partiellement alternatif — au projet qui a fait l’objet d’une décision gouvernementale ? Selon nous, c’est non seulement possible mais indispensable.
Avant de venir à l’exposé circonstancié des raisons qui motivent ce point de vue, il me faut cependant préciser d’où je parle. L’association urbAgora |1|, au nom de laquelle je m’exprime, est née en 2007, à la suite d’une pétition qui avait rassemblé plus de 5000 signataires pour demander que soit réorienté vers la création d’un tramway à Liège le budget alors prévu pour la construction d’une autoroute — « Cerexhe-Heuseux - Beaufays » (CHB) — à l’Est de la ville, laquelle est actuellement, selon l’expression consacrée, « au frigo ». Le petit groupe de militants urbains qui la constituaient a pris le nom d’urbAgora début 2008 et une asbl a été fondée à la fin de cette même année. L’association réunit aujourd’hui environ 120 membres et leurs cotisations sont nos seules ressources financières. Parmi eux, environ un quart sont des professionnels des questions urbaines. Ajoutons qu’urbAgora privilégie systématiquement la transversalité sur le plan méthodologique : c’est par la rencontre de champs disciplinaires distincts que nous espérons apporter une valeur ajoutée dans le débat.
Si le tram constitue encore notre principale préoccupation, urbAgora a diversifié ses activités pour devenir une association généraliste sur les questions de mobilité urbaine et d’urbanisme, d’architecture ou de logement, organisant régulièrement rencontres, visites ou conférences, publiant des analyses, prenant des positions publiques sur certains dossiers, collaborant avec des groupes de citoyens dans différents quartiers. Refusant autant la posture du « riverain » (nous nous efforçons systématiquement de rechercher l’intérêt général) que celle de l’« expert » (même si nous avons développé une contre-expertise pointue dans certains domaines), urbAgora se veut défenderesse du choix positif et désiré de la vie en ville, du droit à la ville et de la qualité de vie dans les quartiers urbains. Enfin, urbAgora a contribué, ces derniers mois, au lancement d’une large plate-forme associative — tramliege.be — qui réunit aujourd’hui une trentaine d’organisations et vise à stimuler le débat public autour des enjeux du projet du tram |2|.
C’est donc au cours des trois années écoulées que se sont progressivement construits les principes suivants, sur lesquels sont basées nos réflexions.
Travailler sur base d’un plan d’ensemble. Que tout ne puisse pas être réalisé en un temps, chacun pourra le comprendre. Et, même si nous estimons par ailleurs que l’investissement dans le transport public en Belgique est gravement insuffisant — une ville comme Strasbourg, de taille comparable à Liège, envisage actuellement la création de sa sixième ligne de tramway et d’une ligne de tram-train supplémentaire, et ce n’est qu’un exemple —, nous avons toujours fait l’effort de raisonner à budget donné, c’est-à-dire de poser la question : « Qu’est-ce qui est le plus urgent à faire avec le budget disponible ? ». Ce qui n’est par contre pas compréhensible, c’est que les investissements réalisés aujourd’hui le soient sans disposer d’un plan d’ensemble permettant de planifier le développement futur du réseau. C’est pourtant ce qui se passe actuellement. Si une deuxième ligne de tramway est (très vaguement) envisagée |3|, elle sera étudiée séparément de la première. Loin de concevoir un réseau au sens fort du terme, on risque de se contenter de juxtaposer des infrastructures. C’est la raison pour laquelle nous avons publié une proposition de schéma global |4| (cf. illustration), qui vise principalement à alimenter le débat.
Favoriser la constitution d’un réseau maillé. Une des grandes faiblesses du réseau de bus actuel, c’est son hyper-centralisation : tous les bus, ou presque, aboutissent au noeud central que constitue la place St Lambert et ses alentours. Le réseau actuellement ne compte pratiquement aucune ligne de rocade, ni aucune ligne traversante. Tout le monde est perdant dans cette situation : les usagers se déplaçant de périphérie à périphérie, bien sûr, qui doivent souvent repasser par le centre-ville ; mais aussi les usagers du centre, qui subissent son engorgement et le gaspillage d’espace que constitue la localisation de plusieurs gares de bus dans l’hypercentre. Nous plaidons donc pour que soit donnée au futur réseau, dès l’entame, une architecture maillée, dont le principe favorisera l’émergence de polarités secondaires dans l’agglomération (Guillemins, Ans, Herstal, Seraing, Bressoux,...), évitant le phénomène de concentration des flux en un point unique.
Intégrer, au moins potentiellement, le chemin de fer. Que la SNCB soit particulièrement difficile à influencer, cela semble une évidence. Et il y une part de vérité quand l’équipe du ministre affirme que s’il fallait « attendre » la SNCB, rien ne pourrait être réalisé avant la fin de la législature. Il est par contre inacceptable que le tram soit délibérément pensé dans l’ignorance quasiment complète des interactions possibles avec le chemin de fer — et a fortiori qu’il soit conçu comme un concurrent au chemin de fer, ce qui semble malheureusement être le cas quand on voit la manière dont le tracé du fond de vallée a été élaboré. Disons donc les choses clairement : le tram, qui plafonne à une vingtaine de kilomètres/heures de vitesse commerciale (ce qui sera déjà une amélioration très appréciable par rapport au réseau de bus), n’ira pas plus vite que le train pour relier, par exemple, Herstal à la gare des Guillemins ou Seraing au centre-ville. Pour les longues distances, à l’échelle de l’agglomération, c’est le train qu’il faut développer — et ça tombe bien : le contrat de gestion de la SNCB prévoit effectivement, en son article 10, que le développement de réseaux suburbains doit être étudié par la société de transport pour quatre grandes villes belges, dont Liège.
Le tram doit en conséquence être conçu, dès à présent, comme complémentaire au chemin de fer, non seulement en multipliant les points de connexion entre les deux réseaux et en desservant les parties de la ville que le chemin de fer n’atteint pas, mais aussi en proposant un service différent, notamment en passant au coeur des quartiers, dans les lieux de vie, à proximité des écoles, des lieux de commerce, des concentrations de bureau, des infrastructures hospitalières... Dans le quartier Saint-Léonard, par exemple, il n’est pas acceptable à nos yeux que le tram ne passe que sur les quais — et donc dégrade inévitablement, par ricochet, la desserte en transports en commun de ce quartier de plus de 10.000 habitants —, alors qu’il serait possible d’aller jusqu’à la place Vivegnis, où une correspondance avec le train pourrait être ouverte |5| et de desservir les principales polarités du quartier.
Ajoutons que la Région wallonne dispose d’un outil puissant pour accélérer certaines évolutions : le pré-financement régional des infrastructures ferroviaires lui permet en effet de porter partiellement sa politique de mobilité sur le rail, ce que la Région flamande ne se prive d’ailleurs pas de faire. En Wallonie, faute de stratégie d’investissement en matière ferroviaire — un déficit reconnu par tous les spécialistes de la question —, le gouvernement a malheureusement tendance à porter son dévolu sur des projets aussi anecdotiques que somptuaires plutôt que sur l’amélioration réfléchie du réseau.
Tout faire pour que le projet continue. Vu l’ampleur des besoins, on pourrait résumer l’enjeu de la première phase en disant qu’il s’agit de faire en sorte qu’une deuxième phase — puis une troisième — puissent être réalisées. Il y aura pour cela un critère unique, primant sur tout le reste : le nombre de passagers. Que le tram soit rempli du matin au soir et tout le monde s’accordera sur la nécessité de poursuivre le développement du réseau. Qu’il soit au contraire à moitié vide une bonne partie du temps et les critiques fuseront sur la pertinence de poursuivre le développement du réseau. Or on sait que, dans le projet actuel, les tronçons situés au-delà de Sclessin et, plus encore, de Coronmeuse, ne justifient pas, par le nombre de voyageurs qui se déplacent sur ces tronçons, le déploiement du tram : le risque est bien réel de voir y circuler des rames à moitié vides. Nous pensons néanmoins que la poursuite du réseau vers Seraing et Herstal est souhaitable, à moyen terme, notamment pour favoriser la ré-urbanisation qualitative des nombreuses friches qui s’y trouvent. Mais cette fonction urbanisante du tram ne pourra lui être confiée que lorsque son utilité première ne fera plus discussion, c’est-à-dire dans les phases ultérieures. A contrario, des quartiers plus centraux, comme le Longdoz, Outremeuse, Bressoux ou Sainte-Marguerite connaissent dès à présent une demande de transports publics importante, qui permet de prédire avec une quasi-certitude que les trams qu’on y ferait rouler seraient remplis.
Être attentif à la cohérence sociale et territoriale de la ville. Il suffit d’observer le marché immobilier pour constater que le risque de relégation de la rive droite a dépassé depuis longtemps le stade de la virtualité : la paupérisation y est visible. Cette tendance doit être contrecarrée. L’enjeu est d’autant plus important que, dans le fond de vallée, les quartiers de la rive droite sont plus peuplés que ceux de la rive gauche (qui concentrent néanmoins un plus grand nombre de fonctions collectives). Bref : le tram doit franchir la Meuse. Ne pas le faire serait envoyer un signal désastreux à la rive droite. Peu ou prou, le même débat se pose d’ailleurs à Seraing, où le tracé en rive gauche semble ignorer royalement la gigantesque opération de reconversion des terrains industriels de la sidérurgie, actuellement en cours sur 800 hectares de la rive droite où se trouve par ailleurs la grande majorité des habitants de Seraing.
Ces différents principes, nous les traduisons dans une proposition simple, dont nous affirmons qu’elle doit constituer, avec une ligne de fond de vallée raccourcie à son secteur central (par exemple entre Ougrée et la gare d’Herstal), la priorité dans le développement du réseau : la boucle centrale, empruntant approximativement le tracé de l’actuelle ligne 4 (la plus fréquentée de Wallonie, soit dit en passant), traversant le Pont des Arches, Outremeuse, le Longdoz et les Vennes pour rejoindre les Guillemins via le Pont de Fragnée. Cette boucle constituera selon notre schéma l’ossature de base sur laquelle pourront ensuite venir se greffer les futures lignes de tram venant de différents points de l’agglomération. En permettant à toutes les futures lignes du réseau de passer à la fois par les Guillemins et par la place St Lambert — mais aussi par de nombreux autres points centraux —, cette boucle limitera les ruptures de charge (les « correspondances ») tellement nuisibles à l’attractivité d’un réseau. En réalisant en une seule phase presque tous les travaux localisés au centre-ville, elle permettra aussi d’éviter que celui-ci ne soit remis en chantier tous les cinq ou dix ans, au rythme des nouvelles phases de développement du réseau. Ce faisant, elle permettra aussi de modifier assez profondément le visage du centre-ville dans un temps court, et donc de justifier de modifications substantielles des équilibres urbains actuels — en faveur du vélo par exemple, ou pour regagner de l’espace public sur l’espace actuellement dévolu à la voiture qui deviendront acceptables par l’amélioration substantielle de la desserte du centre qu’offrira le tram — c’est ce que nous appelons l’hypothèse du « big bang ».
Il est inévitable que ce projet, plus resserré sur la zone urbaine, soulève des critiques — plus ou moins bien intentionnées — venant de la périphérie. Nous leur répondrons de la façon suivante. Si la Région wallonne faisait — en s’appuyant sur le contrat de gestion de la SNCB — une priorité du développement d’un réseau de type RER (on parle souvent de « REL », pour « réseau express liégeois ») autour de Liège, ce ne seraient pas deux ou trois communes, outre Liège-Ville, qui seraient concernées par le grand projet de transport en commun liégeois, mais une douzaine au bas mot. Aussi et surtout, s’il s’avère — comme nous en sommes convaincus — que la réalisation d’une ligne de fond de vallée hypothéquerait, par sa trop faible affluence, la poursuite du projet, quiconque est disposé à faire preuve d’un minimum de rigueur dans la recherche de l’intérêt général s’accordera à dire que celui-ci recommande de commencer là où la demande est la plus forte. Parce que cela permettra, demain, de disposer d’un vaste réseau à l’échelle de toute l’agglomération.
|1| Voir le site http://urbagora.be/.
|2| Ce projet, qui n’a pas de lien avec le processus officiel de consultation, a néanmoins reçu le soutien du ministre de la mobilité. On trouvera le programme des activités sur le site http://tramliege.be/.
|3| Une étude dans ce sens est actuellement pilotée par le GRE, mais il ne semble pas qu’aucune perspective budgétaire concrète ne permette d’envisager sa réalisation dans un horizon prévisible.
|4| Cette proposition est également disponible sous la forme d’un poster A2, qui peut être commandé auprès de l’association : secretariat@urbagora.be.
|5| Ainsi qu’un téléphérique menant à la Citadelle, projet qui est tout sauf farfelu. Cf. http://telepherique.be/.
Les derniers articles publiés sur le site
- Mais pourquoi avec le PS ?
Blog - 26 septembre 2024 - « La plus grande régression sociale depuis 80 ans »
Blog - 20 septembre 2024 - Soutenir ma campagne : concrètement !
Blog - 16 septembre 2024 - Quels principes de justice énergétique ?
Carte blanche - 17 mars 2022 - Bouwmeester en Wallonie : un concept à construire
A+ - mars 2022 - Cautériser la plaie sidérurgique
A+ - novembre 2021 - Le virus est comme une avarie : il faut réparer tout de suite quand ça fuit
Blog - 23 octobre 2020