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Du bon usage des trois gratuités

Article paru dans C4, novembre 2006.

Journaux gratuits, transports gratuits, magasins gratuits, quatrième saucisse gratuite à l’achat des trois premières, enseignement gratuit,... La diversité phénoménale de la « gratuité » est étonnante. Son importance sociale aussi : on en appelle à elle à tout bout de champ, pour caractériser une multitude de situations. Il y a largement de quoi se perdre. Rapide tentative de clarification conceptuelle.

La gratuité n’existerait pas, soutiennent d’aucuns (nombreux), amoureux de ce bon sens qu’on dit terrien, pour lesquels « tout finit par se payer un jour ou l’autre ». Empressons-nous de les démentir : les rayons du soleil et l’eau pure du ruisseau, les deux éléments les plus indispensables à notre existence, sont gratuits, au sens que nous n’aurons jamais à payer l’usage que nous en faisons. Démentons-les donc, ces terriens — c’est salubre — mais ne passons pas trop vite sur la définition que nous venons d’acter implicitement. Tâchons plutôt d’en percevoir les présupposés — par exemple la nature monétaire supposément consubstancielle à l’échange ou le caractère inévitablement total de la possession d’un bien — qui sont autant de chausse-trapes disposés sur notre chemin.

Pour tirer cela au clair, nous aimerions proposer une définition suivie d’une typologie, en nous permettant une assertivité qui facilitera l’exposé et le fera tenir dans l’espace disponible. Précisons d’emblée nous excluons ici les biens numériques (logiciel, musique, images,...), dont la caractéristique est d’être, à notre époque, reproductibles à un coût quasiment nul et qui suscitent un champ de réflexions économiques et philosophiques propre dans lequel nous n’entrerons pas ici. La brève réflexion qui suit ne concerne donc que les biens matériels susceptibles d’être échangés ainsi que les services que les personnes peuvent se rendre les uns aux autres.

Si le concept de gratuité n’est pas directement préhensible, c’est qu’il n’en est en fait pas vraiment un. La gratuité n’a tout simplement pas de substance. Elle n’est qu’une caractérisation formelle qui s’applique de façon plus ou moins fortuite à divers processus sociaux, sans en unifier aucunement la diversité. On peut donc se contenter de définir la gratuité très formellement comme l’absence de simultanéité entre usage et contrepartie, quelle que soit la nature de l’un ou de l’autre. Cette définition posée, on peut distinguer schématiquement trois types de gratuités, selon l’origine du payement de la contrepartie.

Gratuité marchande

Il y a d’abord une gratuité marchande, c’est celle qui est mise en place par le système publicitaire, par exemple quand on vous « offre » un journal gratuit dans une gare. Aujourd’hui, des pans entiers de l’activité sociale et économique sont financés par la publicité. Pour des secteurs comme le sport professionnel ou les grands médias, entre autres, il n’est même tout simplement plus possible de vivre sans le recours à la publicité, dont la munificence semble presque sans limite quand on entend le montant des salaires que gagnent les sportifs les mieux payés. Cela s’explique par le fait que cette gratuité est extrêmement rentable : nous en bénéficions en tant que spectateurs du grand spectacle qu’est le monde capitaliste, mais nous la payons en tant que cons sommateurs ; soit directement, même si personne n’est naïf au point de ne pas voir que la quatrième saucisse n’est pas vraiment gratuite ; soit de façon un peu plus discrète, par exemple en vendant noter temps de cerveau disponible à des publicitaires ravis |1|, traitement dont bien peu de gens sortent indemnes. De là à penser que nous sommes pigeons dans les deux cas, il n’y a qu’un pas qu’on peut franchir gaiement. Ce premier type de gratuité est donc complètement factice, ne serait-ce que parce qu’elle a un coût, notamment celui de l’organisation de tout le tralala, postiches, cotillons et paillettes, qui entoure habituellement la gratuité marchande et aide à nous faire tomber dans le panneau.

Gratuité socialiste

Nous identifions ensuite un second type de gratuité que nous nommerons gratuité socialiste, parce que sa mise en place consiste à socialiser le coût d’un bien ou d’un service. Elle concerne ainsi, entre autres, les services publics et fonctionne par le recours aux moyens de la collectivité. Bien sûr, ici non plus rien n’est donné (on paie des impôts et des taxes), mais à la différence de la gratuité marchande qui vise foncièrement à lui extorquer de l’argent, la gratuité socialiste est (en principe) économique pour le citoyen : elle consiste en quelque sorte pour lui à acheter en gros au lieu d’acheter chacun dans son coin. Ce second type de gratuité a cependant pas mal d’autres avantages pas du tout négligeables, à commencer par le fait qu’elle génère une redistribution entre les individus : tout le monde paie selon ses moyens (via l’impôt et la fiscalité) et reçoit selon ses besoins. Elle permet donc d’augmenter l’égalité réelle entre les personnes.

Certains disent cependant qu’il n’est pas juste que les riches bénéficient d’une gratuité mise en place par la collectivité, puisqu’ils ont, eux, les moyens de payer ; mais ce raisonnement néglige le fait que le moyen le plus juste et le plus efficace de répartir la richesse entre les citoyens reste la fiscalité, bien plus que des mesures au cas par cas visant à favoriser les moins privilégiés. Mais surtout, ce raisonnement oublié que la gratuité socialiste permet d’augmenter l’égalité symbolique : alors que des politiques sociales spécifiquement dirigées vers certains publics sont stigmatisantes, la gratuité généralisée instaure un espace d’égalité, ou chacun a exactement les mêmes droits. Pour cette raison, parce qu’elle permet à chaque citoyen de se sentir égal de tout autre, la gratuité socialiste contribue puissament à instaurer un espace commun, sur lequel on peut fonder quelque chose qui ressemble à une démocratie.

L’exemple parfait de ce type de gratuité, c’est celui de l’école publique, dont la gratuité a représenté une conquête sociale majeure pour l’égalité de tous les citoyens. La gratuité socialiste semble cependant idéologiquement en panne depuis déjà un petit bout de temps. Il est vrai que même l’école gratuite ne l’est plus vraiment. Et puis, pour ne rien arranger, la gratuité socialiste a pour caractéristique universelle (osera-t-on affirmer) de paraître aberrante avant d’être réalisée et de paraître évidente une fois qu’on l’a mise en place. Qui, parmi les gens « sérieux » pensait réellement que l’école gratuité pour tous était possible. Et puis on l’a réalisée. Idem pour les congés payés ou la sécurité sociale, qui sont aussi, sous des formes moins évidentes au premier abord, des formes de gratuité. De même aujourd’hui, bien que chacun reconnaisse que le droit aux transports est fondamental (et que accessoirement, tout le monde reconnaît que le climat de notre petite planète a quelques problèmes), pas grand-monde n’accepte l’idée de rendre les transports en communs gratuits,... jusqu’à ce que cette mesure de bons sens ait été réalisée.

Gratuité relationnelle

Enfin, il existe un troisième type de gratuité, dégagée de pas mal des contraintes qui alourdissent les deux précédentes, il s’agit d’une gratuité relationnelle. C’est le cas le plus intéressant, le plus vaste aussi. Il concerne chacun d’entre nous qui pose un acte de générosité à l’égard d’autrui. La gratuité relationnelle est celle du don. Mais en même temps, il n’y a rien de moins gratuit (au sens d’« absurde », comme dans « violence gratuite ») que le don. Car le don crée du lien, instaure des interdépendances entre les individus, est fondamental pour donner du sens à tout projet collectif. C’est l’univers du potlach, du don et du contre-don : lorsqu’on fait un don, on attend toujours quelque chose en retour, ne serait-ce qu’un sourire. Et les expériences de don les moins personnelles, les plus apparemment gratuites, comme le don à l’étalage ou la pratique des magasins gratuits sont en fait souvent les tentatives les plus audacieuses de créer de nouveaux rapports sociaux entre les humains, plus conviviaux, plus respectueux des autres humains et de l’environnement,...

|1| Cela dit, en général, notre temps de cerveau disponible, nous ne le vendons pas nous-mêmes ; d’autres s’en chargent pour nous, comme des patrons de chaînes de télévision ou même de responsables communaux qui concluent pour le bien-être commun (?) des contrats juteux qui permettent à des firmes spécialisées de placer toutes sortes de panneaux lumineux partout dans la ville, en échange du placement de mobilier urbain gratuit.