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Hautes écoles : quelle issue ?

Article paru dans La Tribune des Travailleurs, journal édité à Liège par le Mouvement de défense des travailleurs (MDT).

Le mois d’octobre qui vient de s’achever a été marqué, en Wallonie et à Bruxelles, par un mouvement étudiant qui est parvenu à faire reconnaître au gouvernement l’urgence d’une réponse budgétaire à la situation de l’enseignement supérieur. Il est trop tôt pour tirer aujourd’hui un bilan de ce mouvement. On peut cependant tenter d’en décrypter quelques uns des ressorts et proposer une analyse des enjeux auxquels il va devoir faire face s’il veut parvenir à ses objectifs.

Rétroactes

Le 16 janvier 1989, le Parlement fédéral adopte la loi spéciale de financement des communautés faisant suite au transfert à celles-ci des compétences d’enseignement jusque là exercées au niveau national. De l’aveu même des négociateurs de ladite loi de financement, c’est là que commence le calvaire de l’enseignement. La clé d’attribution des moyens est en effet calculée de telle sorte qu’ils vont aller décroissant. La Flandre, bien que soumise aux mêmes mécanismes, saura les atténuer par la solidarité de fait créée par la fusion de la communauté et de la région.

Il faudra attendre 2001 — le gouvernement « Arc-en-ciel » et le débat sur l’allocation des « fruits de la croissance » — pour que soit trouvé un accord |1| permettant d’arrêter le mécanisme d’étranglement budgétaire des Communautés. Accord dont il faudra cependant patienter pour voir les effets : alors que les milliards de la réforme fiscale voulue par les libéraux étaient déboursés séance tenante, le « dé-sous-financement » des Communautés fut prévu pour ne (commencer à) produire ses effets que quatre ans après l’accord.

Entre-temps, la Communauté française avait massacré le « mammouth » : on se souvient des milliers de licenciements d’enseignants dans le secondaire dans les années 90. On se souvient peut-être moins du décret de financement des hautes écoles, voté en septembre 1996 (suivi, peu de temps après, de son équivalent pour les universités) qui obéissait pourtant à la même logique : réduire les coûts. Le principe de « l’enveloppe fermée » fut donc adopté. Très simplement, il consiste dans l’affirmation suivante : les moyens alloués aux hautes écoles (et, de même, par ailleurs, aux universités) sont fixés par décret et ne varieront pas en fonction du nombre d’étudiants. Le garrot était en place, car, comme on le sait, la population étudiante a cru de manière significative depuis cette époque ; à tel point que le financement par étudiant a baissé, sur la période allant de 1991 à 2003 de 13,8 % dans le supérieur non universitaire et de 24,8 % à l’université (dans le même temps, il baissait de 6,1 % dans le secondaire et augmentait de 17,4 % dans le fondamental) |2|. Ceci a entraîné des dérives inacceptables, comme la perception, dans la plus parfaite illégalité, par bon nombre de hautes écoles de « droits d’inscription complémentaires » (DIC) et autres droits administratifs qui sont autant de moyens de faire payer aux étudiants le manque de financement dont elles souffrent.

Avec cette réforme, c’est donc une logique purement comptable de fixation des dépenses en fonction des moyens, sans plus tenir compte des besoins qui étaient adoptée, ce que ne manquèrent pas dénoncer étudiants et syndicats. Le monde politique ne cherchait d’ailleurs pas, à l’époque, à nier cette évidence. Jean-Pierre Grafé, alors ministre de l’enseignement supérieur, faisait, le 9 juin 1996, la déclaration suivante à la RTBF : « Les 10 milliards des Hautes Ecoles [c’est-à-dire le montant approximatif de l’enveloppe fermée], ça tient la route pour 5 ans. Si le nombre d’étudiants augmente, il est évident qu’un gouvernement responsable en tiendra compte. »

La question des hautes écoles

Mais revenons-en à notre propos. Le premier fait frappant de ces dernières semaines est selon moi l’affirmation des hautes écoles en tant qu’acteur, ce qui comprend non seulement une reconnaissance symbolique — les hautes écoles bénéficient désormais d’une identité reconnue |3| — mais aussi et surtout la constitution d’un poids politique à même de peser significativement sur les processus de décision institutionnels.

Plusieurs facteurs expliquent cette émergence, qui est en germe depuis plusieurs années. Tout d’abord, et le fait est marquant, on assiste pour la première fois à ce qui ressemble à une mobilisation sérieuse des syndicats parmi les enseignants des hautes écoles. Il ne faut pas l’oublier, le démarrage du mouvement, les 22 et 23 septembre à l’IESSID et à Defré furent au moins autant le fait des enseignants que celui des étudiants. Un second élément tient sans doute à la détermination des directions des hautes écoles à se fédérer entre elles et à mettre en œuvre ce qui ressemble à une véritable stratégie. Enfin, on peut constater l’existence d’un important consensus parmi tous les « acteurs » des hautes écoles, consensus qui se manifeste emblématiquement dans l’action du Conseil général des Hautes écoles (CGHE).

Parler d’émergence des hautes écoles, c’est inévitablement examiner leur relation aux universités, l’autre composante du système belge d’enseignement supérieur. Quel est le statut relatif des hautes écoles et des universités ? Et, pour dire les choses concrètement, le financement des hautes écoles est-il discriminatoire par rapport à celui des universités ? Hormis quelques constats criants — particulièrement le fait que le montant par étudiant des subsides sociaux (destinés aux dépenses sociales des établissements) est scandaleusement plus de trois fois inférieur dans les hautes écoles — il n’est pas facile de répondre à cette question.

Faut-il, comme on l’a beaucoup entendu ces dernières semaines dans les hautes écoles, financer de manière équivalente un étudiant universitaire et un étudiant en haute école ? Sur le principe, bien sûr que oui. Mais, à moins de s’enfermer dans la même logique — de moyens — que les promoteurs décriés de « l’enveloppe fermée », il faut pondérer cette affirmation en fonction des besoins. En effet, un étudiant en droit, par exemple, ne « vaut » pas, budgétairement, un étudiant en médecine, ce dernier ayant besoin pour sa formation de conditions d’enseignement beaucoup plus coûteuses. De la même manière, l’enseignement universitaire coûte, en moyenne, plus cher. Pour plusieurs raisons qui tiennent essentiellement à l’articulation — vitale — de l’enseignement universitaire avec la recherche fondamentale.

Ce qui rend la question extrêmement épineuse — et la réponse que je viens donner insuffisante —, c’est qu’elle se double d’un clivage social : pour toutes sortes de raisons (montant des frais d’inscription, longueur et donc coût des études plus faibles, proximité géographique plus grande, barrières culturelles moins affirmées,…) il semble que les enfants des classes populaires se retrouvent plus fréquemment dans les hautes écoles tandis que les enfants de la bourgeoisie sont plus nombreux dans les universités.

On ne tranchera pas ici cette question qui mériterait des développements importants |4|. L’auteur de ces lignes se contentera de se dire partisan d’une approche visant à rendre l’enseignement et, dans le cas présent, l’enseignement universitaire en particulier, plus accessible et à mettre en œuvre des politiques vigoureuses de démocratisation plutôt qu’à entériner, par un financement différencié, l’existence de deux types d’enseignement supérieurs socialement marqués (et donc d’accentuer les discriminations existantes). Actons simplement, à ce stade, l’existence d’une tension larvée dans l’enseignement supérieur.

Quel refinancement ? L’impasse des revendications sectorielles

Quoi qu’il en soit du rôle qu’on assigne respectivement aux hautes écoles et aux universités, il reste en effet — et c’est là une certitude — que la meilleure manière pour le mouvement de perdre son combat aujourd’hui est de s’engager dans un débat sur la répartition interne d’une enveloppe insuffisante. Ce principe vaut au sein même des hautes écoles — où le gouvernement tente actuellement de créer la zizanie en distillant l’idée que certains sections prétendument mieux financées devraient partager. Il vaut aussi pour l’enseignement supérieur en général — la situation dans les universités n’est pas fondamentalement différente aujourd’hui de celles des hautes écoles |5|. Il s’applique jusqu’à la Communauté française dans son ensemble.

Ce risque est malheureusement bien réel. On ne saurait blâmer la Fédération des Étudiant(e)s Francophones (FEF) de réclamer un « plan de revalorisation du supérieur ». Réduite à ce seul point, une revendication de refinancement mène toutefois la FEF dans le mur : la Communauté française ne dispose pas aujourd’hui des moyens de satisfaire cette revendication sans léser un autre secteur sensible (de la petite enfance à la protection de la jeunesse en passant par l’audiovisuel et tous les secteurs de l’enseignement). Ceci d’autant plus que, pour boucler son budget 2005, le gouvernement fédéral vient de décider de ponctionner une partie des marges dont devaient bénéficier les communautés, selon une méthode qui constitue au minimum un outrage scandaleux à l’esprit des accords de 2000/2001 (Saint Polycarpe & co) |6|.

L’arrivée de la réforme dite de « Bologne » ajoute à cela un allongement des études que personne ne sait comment financer (le nombre d’enseignants, de locaux,… mais aussi les bourses ou les logements devant être adaptés en conséquence). Bref, ce n’est que quelques millions d’euros au mieux que la Communauté française pourrait, dans l’état actuel des choses, injecter dans l’enseignement supérieur. C’est peu dire que c’est insuffisant.

L’enjeu dépasse donc largement les « vases communicants » évoqués par le gouvernement francophone et c’est réellement d’un choix de société qu’il s’agit : définir quelle place nous accordons à l’enseignement. C’est donc bien le refinancement de la Communauté française qui doit être remis sur la table. Sans qu’il appartienne nécessairement aux étudiants de développer une expertise en la matière, il n’est pas inutile d’examiner les possibilités existantes, parce que celles-ci sont loin d’être indifférentes. En particulier, et le programme politique historique de la FEF est extrêmement clair sur ce point, il ne saurait être question pour les étudiants d’obtenir un refinancement au détriment de la sécurité sociale ou des fonctions de solidarité en général. Le jeu politique belge se présente pourtant aujourd’hui dans une telle configuration que c’est malheureusement cela qui est en jeu. C’est bel et bien la régionalisation des chemins de fer et de certaines branches de la sécurité sociale qui sont à l’agenda des partis flamands.

Qu’en conclure ?

A première vue, l’équation paraît tout simplement impossible à résoudre. Des solutions existent pourtant |7|. La première, la principale, celle qui devrait être la priorité première aujourd’hui, c’est de jeter des ponts vers le monde de l’enseignement flamand, dont les conditions de vie sont à peine meilleures qu’au sud du pays. Tenter de construire avec eux, syndicats, étudiants, la revendication politique commune d’un réinvestissement dans les services collectifs. Dire aussi que l’usage qui est fait aujourd’hui du fédéralisme est inacceptable : les contraintes institutionnelles de plus en plus lourdes qui caractérisent aujourd’hui le fonctionnement de l’état belge servent trop souvent de paravent aux lâchetés des partis politiques. Il s’agit donc aujourd’hui de remplacer à l’agenda du pouvoir fédéral les conflits communautaires par la recherche de solutions aux problèmes sociaux.

Liège, le 4 novembre 2004

|1| Arraché à grand prix à la Flandre puisque la contrepartie que les francophones ont du concéder comprend notamment l’attribution d’une réelle autonomie fiscale aux régions, ce qui représente la porte ouverte à un véritable dumping au sein même de l’état belge, dont les grands perdants seront de toute façon les pouvoirs publics et leurs capacité à percevoir l’impôt sur les contribuables les plus mouvants, c’est-à-dire les plus riches. Ajoutons que le mécanisme d’allocation des nouveaux moyens dévolus aux communautés est extrêmement favorable au nord du pays (abandon de la clé du nombre d’élèves dans l’enseignement pour passer — selon le principe dit du « juste retour » — à une répartition sur base de la part de l’IPP versée par chacune des régions du pays (la clé 80/20 étant utilisée pour Bruxelles).

|2| Source : communiqué de presse du CREF, 24 septembre 2004.

|3| Ce qui était loin d’être évident lors de leur création en 1995 où elles faisaient surtout figure de simples « coupoles » administratives mises en place au-dessus des anciens instituts d’enseignement supérieur en vue de « rationaliser » ces derniers.

|4| Car, au-delà de cette problématique nominale, ce qui pose question, c’est la capacité des classes dominantes à exploiter le système d’enseignement — quelles que soit les formes qu’on lui donne — pour en tirer des positions sociales avantageuses.

|5| Les universités disposent néanmoins de plus de souplesse pour s’adapter : possibilité de donner des cours en grands auditoires (alors que les hautes écoles revendiquent — de manière souvent justifiée —comme trait distinctif un enseignement en groupes restreints), possibilité de réduire le nombre de cours plus facilement que dans les hautes écoles où les grilles horaires sont parfois fixées par décret,... Ceci explique partiellement que les étudiants universitaires vivent moins douloureusement les restrictions budgétaires. Il n’empêche : le taux d’encadrement diminue dans les universités, les bâtiments y deviennent, comme ailleurs, une véritable bombe à retardement, les bibliothèques n’ont plus les moyens de suivre comme il le faudrait la littérature scientifique,…

|6| Voir Pierre Bouillon, « Le fédéral saigne l’école » in Le Soir, 18 octobre 2004.

|7| Notons qu’outre le scénario politique idéal dessiné ici, existent d’autres solutions pour réinjecter de l’argent dans l’enseignement : transferts régionaux, transferts non structurels du fédéral via la politique de recherche (par exemple, en augmentant du budget du FNRS), la fiscalité (en facilitant les travaux sur les bâtiments scolaires ou l’engagement de personnel enseignant) ou la coopération au développement (pour améliorer l’accès des étudiants étrangers à l’enseignement belge), dotations européennes aux programmes de mobilité et de recherche, mise en place de fonds de compensation européen pour mieux répartir la charge des étudiants européens, notamment français qui bénéficient aujourd’hui de l’enseignement francophone,…