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La Poste : acter le désastre, ouvrir le champ des possibles

Article paru dans Le journal du mardi, août 2007.

Après sa privatisation récente et la « libéralisation » à venir du secteur, La Poste n’a plus que les oripeaux d’un service public ; au détriment des travailleurs et des usagers. Il est utile de comprendre comment on en est arrivé là — et de poser les bases d’une reconstruction des fonctions collectives.

Premier temps : les années ’80 et ’90. Au nom de la rigueur budgétaire puis dans la perspective de la monnaie unique européenne, on corsète sévèrement l’investissement public. Les fonctions collectives en restent fragilisées. Là où on licencie des milliers d’enseignants, où on sous-investit dans les chemins de fer, dans le secteur postal on entreprend des « consolidations stratégiques » : pour pouvoir faire appel à de l’argent privé, les services publics seront désormais gérés comme des sociétés privées. Théoricien et acteur de ce processus, le ministre en charge des entreprises publiques de 1994 à 1999 n’est autre qu’Elio Di Rupo, le sémillant président du PS qui ne verra pas de contradiction à s’afficher quelques années plus tard au forum social de Porto Alegre. Le même Elio Di Rupo signera en 1999 l’arrêté ouvrant à la concurrence le secteur du courrier de plus de 350 grammes. La logique gestionnaire s’impose au sein du service public.

Seconde étape, la privatisation. En octobre 2005, l’Etat belge vend la moitié du capital moins une action à un consortium composé de la poste danoise et de la société « CVC Partners ». Qu’est-ce que CVC ? Tout simplement un représentant typique du capitalisme financier. Un des plus gros aussi : doté d’un capital de 20.9 milliards d’euros, ce groupe possède actuellement 44 entreprises — allant des appâts pour la pêche, aux réfrigérateurs en passant par les services IT et la cordonnerie —, dont dépendent 309.000 employés. Business ? Racheter des entreprises en vue de les revendre à court ou moyen terme en faisant de grosses plus-values. Ajoutons que les conditions de la vente de La Poste sont particulièrement défavorables à la collectivité. Au moment de la vente, l’entreprise a en effet été valorisée à seulement 600 millions d’euros — l’apport en capital du consortium privé n’aura donc été que de 300 millions —, une somme particulièrement peu élevée quand on sait que le seul montant de son patrimoine immobilier — prudemment évalué à son prix d’achat — est de 470 millions d’euros, que la poste belge a un chiffre d’affaires d’environ 2 milliards d’euros ou que la poste danoise, pourtant plus petite que son homologue belge est évaluée quant à elle à un milliard d’euros.

Les choses ne s’arrêtent cependant pas là : un dividende annuel de 10 millions d’euros est garanti, par contrat, au consortium. Si les bénéfices ne sont pas suffisants, une réduction de capital sera opérée pour satisfaire son appétit (et, bien sûr, l’Etat fédéral continue de verser chaque année une dotation d’un montant de 290 millions d’euros pour satisfaire aux exigences du « service universel »). Enfin, le contrat prévoit le droit pour CVC de revendre ses parts (soit 25 % du capital) en bourse dès 2009. Le PS, qui fait aujourd’hui des communiqués déplorant cette entrée en bourse, aurait été mieux inspiré de poser son veto à la clause du contrat à l’époque où ce dernier a été approuvé par les autorités belges. Il est vrai que la plupart des parlementaires n’ont découvert le contrat et n’ont pu en débattre qu’à la fin du mois de janvier 2006,... après sa signature définitive. Certains d’entre eux se sont étonnés ? Il était trop tard.

On doit cependant se poser la question des raisons qui ont poussé à la conclusion d’un contrat à ce point déséquilibré en faveur du consortium privé. Peut-être une explication se trouve-t-elle dans le fait que Johnny Thijs, patron de La Poste a été, entre 1999 et fin 2004, membre du « conseil d’avis » belge de CVC, fonction dont il a démissionné moins d’un an avant l’entrée de CVC au capital de La Poste. Il semble d’ailleurs que M. Thijs n’ait pas à se plaindre de son nouvel actionnaire puisque son salaire a atteint 900 000 euros en 2006.

Troisième étape, le Parlement européen a voté au début de ce mois de juillet 2007 la « libéralisation » totale du marché postal en 2011, annonçant la mise en concurrence généralisée. Plus aucun monopole public ne sera d’application dès cette date ; toute entreprise pourra proposer ses services sur le marché postal. Qu’il s’agisse d’une authentique aberration économique (il coûte beaucoup moins cher d’organiser un service postal de façon publique) et d’un drame social de premier plan n’a pas ému les eurodéputés qui, à l’exception des Verts, des Communistes et des Socialistes belges et français, ont voté en masse pour le projet de directive.

On le voit, le processus de marchandisation — c’est-à-dire dire le passage d’une logique de bien commun à celui de rentabilité privée — et celui de privatisation ont été de concert, se nourrissant l’un l’autre.

Les conséquences de ce processus sont connues même si elles risquent de s’aggraver encore bien plus profondément dans les années à venir. La privatisation du service public représente d’abord une dégradation sérieuse des conditions de travail du personnel de La Poste, notamment dans le cadre du plan Géoroute 2. Là où l’emploi public a pu — et pourrait à nouveau si on le voulait — tirer à la hausse la norme de l’emploi, il contribue désormais à la précarisation généralisée de la société, en augmentant la charge de travail (cette postière qui s’est suicidée en juin à Waremme devait, selon la délégation syndicale, consacrer 12 heures à sa tournée) ou en recourant massivement à l’intérim. La privatisation représente aussi une réduction de l’emploi : plus de 10 000 postes auront été supprimés au cours de la présente décennie. La privatisation, c’est aussi une réduction conséquente du service à l’usager et du rôle social de La Poste : 277 bureaux de poste ont été fermés ou vont l’être à court terme, représentant chaque fois l’abandon par les pouvoirs publics d’un quartier ou d’un village ; les facteurs n’ont plus le temps de faire autre chose que de distribuer le courrier à toute vitesse ; 2500 boîtes aux lettres ont été supprimées depuis 2003 car jugées « non rentables ». Enfin, on constate une augmentation du prix des timbres. Tout cela a pour conséquence un « beau » bénéfice de 174 millions (avant impôt) en 2006.

La logique marchande qui est désormais celle de La Poste est aussi celle d’une grave irresponsabilité écologique alors qu’on pourrait attendre d’un service public qu’il joue un rôle moteur dans la transition écologique que nous devons effectuer à très brève échéance. La Poste a ainsi renoncé au transport ferroviaire pour se tourner vers le tout-routier et bâtir ses nouveaux centres de tri en bordure des autoroutes.

Avec la « libéralisation » totale (mais de la « liberté » de qui parle-t-on ?) annoncée, donc, pour 2011, seront en outre perdues la péréquation tarifaire (le principe qui prévoit un tarif équivalent pour tous les usagers du service), probablement les facilités de diffusion des périodiques — pourtant condition essentielle de la liberté d’expression et du pluralisme démocratique — et quelques autres petites choses.

Si l’on veut se donner une chance de contrer ce phénomène, il faut se demander comment il a pu se produire, comment on a pu tomber si bas. La fragilisation des services publics par des années de sous-investissement n’explique pas tout. Leur colonisation clientéliste par certains partis politiques pas entièrement non plus.

En fait deux questions importantes doivent être posées. D’une part, comment la social-démocratie a-t-elle pu en arriver à faire exactement l’inverse de ce pour quoi ses électeurs la mandataient ? Car, même si ses représentants ont finalement voté contre le texte approuvé au début de ce mois par le Parlement européen, il faut se rappeler que le PS a joué un rôle de tout premier plan dans le démantèlement du service public postal, cautionnant non seulement, au sein des coalitions successives, les reculades qui ont mené les unes après les autres à la situation actuelle mais s’en faisant même parfois l’agent. Aujourd’hui, le PS, notamment par la voix du député européen Alain Hutchinson, crie au désastre. Quelle crédibilité peut-on leur accorder ? Certes, en politique, on a le droit de se tromper ; on a aussi le droit de changer d’avis. Mais, ne serait-ce que pour la lisibilité du débat public, il convient alors de reconnaître ses erreurs et d’assumer les conséquences de ses changements de cap. Au-delà de cela, il nous faut cependant aussi nous demander si le problème ne vient pas d’une conversion idéologique du PS qui préfère le plus souvent s’accommoder de la logique dominante et, en tout état de cause, n’assume plus la lutte des classes inscrite à l’article premier de ses statuts.

D’autre part, on est fondé à se demander comment l’idéologie du capitalisme a pu pénétrer tellement profondément parmi la population, au point de faire accepter à des millions des personnes des « réformes » dont elles sont les victimes directes ? C’est là le nœud du problème : face aux sirènes de l’individualisme forcené dont il faut admettre qu’il séduit largement même s’il laisse la plupart de ses rêveurs au bord du chemin, il faut susciter une adhésion majoritaire à un nouveau projet collectif.

Pour ce faire, il ne suffit pas de montrer et de démontrer par toutes les ressources de l’argumentation l’impasse dans laquelle nous sommes engagés, de faire connaître au plus grand nombre les tenants et aboutissants de cette situation, le processus qui y a conduit. Il ne suffit pas non plus de mettre devant leurs responsabilités nos élus et de faire tomber certains masques (qui sont par exemple ces « humanistes » qui prétendent « mettre l’humain au cœur de la politique » mais votent comme un seul homme pour la libéralisation du secteur public ?). Il convient surtout de mettre sur pied des alternatives, de montrer que d’autres mondes sont possibles, que l’organisation collective des services publics est plus juste, plus efficace, produit une plus grande quantité de bien-être collectif à un coût moindre tout en assurant une redistribution organique de la richesse et la constitution de biens communs. Il convient enfin de bâtir un nouveau rapport de force politique au niveau européen permettant d’imposer la voix des centaines de millions de personnes qui subissent les conséquences désastreuses de la politique du tout-au-marché.

Pierre Eyben & François Schreuer