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Les transports en commun doivent-ils le rester ?

Article paru dans le mensuel Espace de libertés.

Qui est le mieux à même de gérer les transports en commun ? Alors que, les uns après les autres, les monopoles publics sont démantelés dans divers secteurs sous la pression « européenne », la question brûle d’une violente actualité. Le secteur des transports des personnes reste en effet l’un des seuls à demeurer à ce jour dans le giron de la puissance publique. Plus pour longtemps si l’on se réfère aux ambitions affirmées par la Commission européenne. Avant d’en arriver là, il n’est pas inutile d’examiner les enjeux soulevés par cette éventualité.

Premier constat, l’usager des transports en commun est souvent un usager captif. Comprenez : une partie significative des usagers des transports en commun n’ont pas le choix, les transports en commun sont peu ou prou le seul moyen qu’ils ont de se déplacer. C’est vrai de tous ceux qui n’ont pas de voiture. Ce l’est aussi, de plus en plus, de tous ceux qui vivent en ville ou doivent s’y rendre. Ce l’est encore de tous ceux qui acceptent de renoncer à leur voiture pour des raisons écologiques — comportement que la collectivité a, soit dit en passant, tout intérêt à encourager.

Pour peu qu’on veuille bien considérer tout ce qui est déterminé dans la vie d’un individu par la possibilité qu’il a de se déplacer plus ou moins facilement, on sera rapidement porté à l’affirmation d’un droit à la mobilité, en tant, donc, que la mobilité est une condition d’accès à l’emploi, à la culture, à la santé, à l’aide sociale, etc. Ceci fonde la légitimité d’un service public, c’est-à-dire le fait qu’à chaque citoyen l’Etat garantisse la possibilité de se déplacer. Reste à déterminer la manière de procéder…

Second constat, la qualité d’un système de transports en commun demande une très forte intégration du service. C’est notamment le cas des tarifs — tout trajet doit pouvoir être emprunté avec un seul titre de transports —, des horaires — il est souhaitable de « cadencer » entre eux les différents services, surtout ceux dont la fréquence est faible — ou de l’information sur le service — qui doit être disponible de façon unifiée et facilement accessible. Bref, tout système de transports en commun se caractérise par une très forte interdépendance.

A priori, un seul opérateur est mieux à même de réaliser cet objectif que plusieurs. En tout état de cause, il sera plus simple de mettre en place l’intégration du service si les différents acteurs amenés à se coordonner ont intérêt à coopérer plutôt qu’à se nuire réciproquement. De toute évidence, plusieurs sociétés privées qui cherchent à s’accaparer une partie des clients de leurs concurrents n’ont, au mieux, que très ponctuellement intérêt à coopérer avec ceux-ci.

Troisième constat : comme tous les réseaux, les transports en commun peuvent être considérés comme un monopole naturel. Cela signifie que les coûts d’entrée sur le marché sont rédhibitoires (typiquement, la mise en place d’un réseau de chemin coûte très cher) tandis que les rendements d’échelle sont très importants, de sorte que l’opérateur dominant aura tôt fait, dans une situation de libre concurrence, d’imposer son monopole. À ce constat empirique répondent deux doctrines d’économie politique. La première choisit de confier la gestion du secteur à la puissance publique, par l’établissement d’un monopole public. La seconde quant à elle cherche à réguler le marché, en imposant des limitations techniques et réglementaires aux opérateurs pour les empêcher de devenir monopolitiques.

Comment ? Les partisans de cette théorie prônent généralement l’organisation d’enchères entre les compagnies privées intéressées par l’exploitation d’une ligne, le mieux offrant (qui peut être celui qui demande le moins de subventions dans le cas d’une ligne considérée comme « non rentable ») emportant l’exploitation d’un segment du réseau pour quelques années. Cette approche se heurte toutefois à plusieurs limitations sérieuses :

— Au mieux, elle parvient en effet à substituer un oligopole à un monopole, quelques acteurs dominants à un seul, ce qui n’est pas nécessairement une amélioration — et certainement pas une situation optimale.

— La concurrence n’ayant lieu que durant des phases très limitées dans le temps, chaque concession se transforme vite en un petit monopole local, avec toutes les conséquences nuisibles que cette circonstance implique pour les usagers du service.

— Plus fondamentalement, la mise aux enchères de l’exploitation du réseau par petits morceaux postule, sur le plan théorique, l’atomicité des lots mis en vente, leur indépendance économique. Laquelle est totalement illusoire, en vertu de notre second constat, énoncé plus haut : la première caractéristique d’un réseau de transports en commun est son interdépendance. C’est de la qualité du service alentour que dépendra la rentabilité d’une ligne de chemin de fer. Prenons un exemple simple pour le montrer. Si je suis l’opérateur d’une grande ligne privatisée reliant deux villes importantes, la rentabilité de cette ligne dépendra fortement de la présence ou de l’absence de lignes secondaires draînant des voyageurs depuis les environs des deux gares principales. Or, par postulat, ces lignes secondaires ne dépendent pas de moi mais de mes concurrents, dont la qualité du service laissera le cas échéant à désirer. Comment puis-je évaluer la rentabilité attendue de la ligne que j’exploite (et donc enchérir en connaissance de cause) ? C’est impossible. Au mieux, il y a là un incitant majeur à la mise en place d’un cartel entre opérateurs (donc d’un monopole déguisé). Au pire, on peut s’attendre à une désorganisation complète du réseau.

On le voit, le monopole naturel ne se limite pas au seul réseau mais s’étend bel et bien aussi à son exploitation. Autrement dit, il n’est pas souhaitable de scinder l’activité ferroviaire entre, d’une part, la gestion du réseau, restant sous la tutelle de l’Etat, et d’autre part son exploitation, « libéralisée .

Quatrième et dernier constat, les transports publics sont un outil déterminant des politiques publiques dans des domaines aussi diversifiés que l’aide sociale, l’aménagement du territoire, l’urbanisme ou l’environnement. En choisissant d’instaurer la gratuité pour tout ou partie de la population, l’Etat peut soulager des situations de grande détresse sociale |1| d’une façon socialement juste et administrativement peu coûteuse. Il peut aussi, ce faisant, répondre utilement à la précarisation du travail en apportant un élément de sécurisation sociale des individus « en nature » |2|. En choisissant de desservir plus ou moins bien telles ou telles zones d’une ville et d’une région, il aura de profonds effets sur l’aménagement du territoire. Une politique de transports intelligemment menée permettra par exemple de juguler l’étalement urbain dont on sait par ailleurs tout le tort qu’il fait.

Une politique de discrimination positive en matière de transports contribuera aussi à désenclaver une région isolée, à redynamiser un quartier en déclin. En mettant en place une politique vigoureusement incitative au transfert modal — par exemple par une taxe sur l’automobile servant à financer l’investissement dans les transports en commun et leur gratuité — la puissance publique permettra d’internaliser les coûts externes de la voiture individuelle (nuisances sanitaires, urbaines, sociales diverses) tout en se donnant les moyens de respecter les objectifs de réduction des gaz à effet de serre |3|. Et ce ne là que quelques exemples.

Ce constat amène immédiatement une question : qui d’autres que la collectivité peut avoir intérêt à pareille politique ? Ou, plus précisément, une entreprise privée est-elle à même d’intégrer ces objectifs — qui divergent fondamentalement de sa mission centrale qui est naturellement le profit — dans son fonctionnement ? La réglementation est-elle capable de l’y contraindre ? Poser la question, c’est y répondre : seul un service public organique est capable d’intégrer ces dimensions politiques dans son organisation.

En comprenant cela, on comprend aussi ce qui se joue dans le débat sur les services publics. Plus encore qu’un enjeu économique pourtant déterminant — celui de la rupture avec l’économie mixte qui constitue pourtant le soubassement du compromis historique de l’après-guerre européen —, il s’agit d’abord et avant tout d’un enjeu politique, celui de la légitimité de l’action publique, celui du droit de la collectivité démocratique à entraver délibérément l’ordre existant. En refusant ce droit à la collectivité, c’est à la démocratie qu’on s’attaque — laquelle ne se limite pas, loin s’en faut, à quelques procédures délibératives ou électives, mais dépend précisément du droit effectif d’irruption de la volonté collective dans l’institué.

|1| Cf. Collectif Libre Parcours : http://libreparcours.be/.

|2| Cf. Collectif sans ticket, « Droit aux transports et revenu garanti » in Multitudes 8, mars-avril 2002.

|3| Gaz à effet de serre dont le secteur des transports est non seulement un des principaux responsables mais est en plus un responsable dont la part de responsabilité dans le phénomène ne cesse de s’accroître.