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Carte blanche

Plaidoyer pour un fédéralisme à cinq

Texte paru dans Le Soir (dans le cadre du projet « Pas d’avenir 100 projets ») et dans De Standaard.

Le fédéralisme de confrontation dans lequel nous vivons ruine les avantages que le fédéralisme devait apporter à la Belgique. Un fédéralisme à deux, deux et demi ou même trois acteurs ne permet pas au pouvoir fédéral de jouer son rôle d’arbitre. Le fait qu’un des acteurs est à lui seul majoritaire l’incite à la fois à se présenter comme une collectivité autonome — « nous sommes assez grands pour prendre notre destin en main » — et comme représentant de la volonté générale du pays — « la minorité ne peut bloquer indéfiniment la majorité ». Le découpage institutionnel actuel correspond certes à des clivages linguistiques réels : est-ce une raison pour le renforcer par des institutions qui, toutes, le reproduisent ?

Dans cet ensemble, Bruxelles est devenu le nœud gordien du pays. Que ce soit par la question de son autonomie financière, par la rupture entre les fonctions de services situées au centre et les vaches à lait fiscales évadées en périphérie, par les conflits linguistiques omniprésents dans les communes à facilités ou par la définition de ses limites administratives, Bruxelles paralyse les débats politiques à l’échelle nationale.

Plus largement, le régionalisme en Belgique découpe le territoire en communautés linguistiques et culturelles closes. Le régionalisme flamand se constitue dans l’idée que le bien-être est lié à une culture protégée. Le régionalisme wallon se constitue en opposition au régionalisme flamand. Le régionalisme bruxellois, quant à lui, réactualise la vieille image de Babel, ville-monde et cosmopolite, heureusement détachée des dimensions provinciales de la vie collective. En faisant interpréter tout problème politique sur base culturelle et linguistique, le système actuel construit les communautés autour d’identités fantasmées, et soustrait leurs valeurs à la discussion collective : la Belgique des régions reprend à sa façon bien des mythes sépia de la Belgique de papa. Il empêche de plus de penser sereinement les dimensions sociales et économiques des défis que la Belgique doit relever. Le débat sur la solidarité est en particulier plombé par son identification au clivage linguistique, qui empêche toute discussion sereine sur sa pertinence et ses enjeux.

Sans vouloir tomber dans l’opposition schématique entre les questions institutionnelles et les « vrais problèmes des gens », il convient de constater que notre vie politique passe 90 % de son temps à traiter de problèmes communautaires, quitte à laisser se dégrader la situation européenne, écologique ou sociale. Il s’agit dès lors de favoriser un débat fédéral véritable, qui puisse combiner une gestion décentralisée avec la construction de l’intérêt général du pays.

Une proposition qui tiendrait compte ce qui précède consisterait à refondre la Belgique en cinq entités régionales, articulées autour des cinq métropoles du pays — lesquelles métropoles sont « provincialisées » dans le système actuel —, les Flandres (capitale : Gand ; population : 2,5 millions), le Brabant, intégralement bilingue (capitale : Bruxelles ; population : 2,4 millions), le Hainaut (capitale : Charleroi ; population : 1,3 million), les Ardennes, regroupant les provinces de Namur, Liège et Luxembourg et intégrant un bilinguisme allemand (capitale : Liège ; population : 1,7 million) et le Nord, fusion des provinces d’Anvers et du Limbourg (capitale : Anvers ; population : 2,4 millions). Le Sénat deviendra le lieu de rencontre privilégié de ces cinq régions. Les provinces, devenues obsolètes, disparaîtront tandis que les communautés, cessant de coïncider approximativement avec les régions existantes, joueront enfin leur rôle de lien culturel entre les différentes régions du pays.

La proposition n’est pas neuve. Le bourgmestre socialiste de Malines Antoon Spinoy l’avait déjà formulée il y a un demi-siècle. Sans présager ici des compétences qui seraient attribuées aux cinq régions, elle semble particulièrement adaptée à la Belgique d’aujourd’hui.

Le fédéralisme à cinq prend au sérieux le principe du fédéralisme, selon lequel le niveau local est a priori plus apte que l’Etat central à gérer les problèmes qui le concernent : le système actuel néglige paradoxalement les spécificités locales de la gestion publique en les faisant remonter à leur dimension communautaire.

Par ailleurs, il permet de poser les problèmes politiques sous leur grille adéquate. Les problèmes économiques sont traités comme tels. Les problèmes linguistiques, réels, sont aussi traités comme tels — plutôt qu’en amorçant par exemple la pompe éternelle de l’égoïsme économique flamand.

Dans la foulée, le nouveau système facilite la délibération entre les différentes composantes du pays. La variété des alliances et des intérêts permet à chaque région de trouver un partenaire potentiel, et de s’inscrire ainsi dans une démarche de coopération fédérale. Elle permet une analyse plus fine des intérêts et la formulation d’alternatives créatives. Des alliances utiles mais aujourd’hui impossibles verront en outre le jour et viendront rééquilibrer des déterminants linguistiques actuellement écrasants. Liège trouvera à s’entendre avec Anvers autour du canal Albert ; le Brabant et le Nord autour de la pérennité de l’axe de communication commerciale les reliant ; et chacune des régions avec d’autres, en fonction des enjeux environnementaux, économiques, sociaux et culturels qui les rapprochent.

Enfin, la nouvelle configuration fédérale fera cesser les accrochages linguistiques en périphérie bruxelloise puisque celle-ci sera devenue intégralement bilingue |1|. La nouvelle région brabançonne sera presque paritaire sur le plan linguistique et garantira donc une représentation forte et légitime des Flamands à Bruxelles. Elle incitera à l’apprentissage du flamand à Bruxelles et dans l’ancien Brabant wallon. Les conflits entourant chroniquement les vols de nuit autour de l’aéroport de Zaventem disparaîtront en bonne partie puisqu’ils seront gérés par la région du Brabant.

L’hypothétique caractère « exemplaire » pour l’Europe d’une Belgique multiculturelle ne suffira pas à assurer sa survie. La construction d’une démocratie multilinguistique est un projet exigeant, décourageant, combattu avec vigueur par les courants nationalistes. Mais c’est un projet profondément moderne et démocratique : permettre à la population de se choisir un destin en indépendance relative par rapport aux poids culturels et institutionnels des traditions. La Belgique n’est pas ce pays du vide complaisamment décrit par les chantres de la belgitude. Mais elle peut devenir celui d’un récit collectif construit et douté ensemble.

On remet les compteurs à zéro ?

John Pitseys
François Schreuer
Bernard Swartenbroekx

|1| Concernant l’inévitable tir de barrage que tout ceci essuiera du côté du mouvement flamand, on lira par exemple Geert Van Istendael, « Flamingants, faites le compte de vos pertes ! », in POLITIQUE n°51, octobre 2007, qui montre l’impasse radicale dans laquelle est aujourd’hui empêtré le projet flamand.