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Carte blanche

L’autoroute de trop

Carte blanche parue dans La libre Belgique.

L’approbation du permis d’urbanisme d’une nouvelle autoroute à l’Est de Liège, entre Cerexhe-Heuseux et Beaufays (CHB), devrait être à l’ordre du jour du gouvernement wallon dans les prochaines semaines. Ce projet, imaginé il y a quarante ans, à l’époque de la voiture triomphante et du pétrole bon marché, a été maintenu depuis lors en dépit du changement profond de conjoncture que nous connaissons. Emblématique à plusieurs titre, ce dossier, loin de se limiter à un enjeu de mobilité sous-régionale, devrait interpeller tous les citoyens, en Wallonie et au-delà.

La myopie des responsables wallons dans ce dossier est en effet incompréhensible quand tout nous indique que la construction de cette autoroute n’est plus acceptable.

D’abord, le désastre climatique en cours est à présent une évidence. Et, comme le signale le GIEC, les données empiriques recueillies ces dernières années indiquent tendanciellement que c’est vers les pires scénarios envisagés que nous nous dirigeons, ce qui signifie rien moins qu’une menace sur la survie de la civilisation humaine, comme le soulignait il y a peu Ban Ki-moon, le pourtant très prudent secrétaire général des Nations unies. Parmi les principaux responsables de l’émission de gaz à effet de serre, le secteur des transports doit être prioritairement montré du doigt, lui qui a connu en Europe une augmentation de plus de 40 % de ses émissions depuis la signature du protocole de Kyoto.

Ensuite, le baril de pétrole sous les 10 dollars, comme en décembre 1998, appartient définitivement au passé. En raison du pic pétrolier à venir et probablement déjà atteint, le prix de l’or noir va continuer à s’apprécier durablement, entraînant dans son sillage l’augmentation de toutes les formes d’énergie. Outre que la rente considérable que nous versons aux pays exportateurs de pétrole ne va cesser de s’accroître, on peut donc penser que les Belges auront de plus en plus de difficultés à financer le carburant nécessaire à faire rouler les cinq millions de voitures individuelles actuellement en circulation dans le pays. Et que, en conséquence, la demande de déplacements collectifs va exploser.

Enfin, la précarité progresse, galopante, comme l’a rappelé début novembre une étude de l’économiste et président du CPAS de Namur Philippe Defeyt. Un foyer belge sur sept vit dans la pauvreté et ce chiffre est en augmentation ; la hausse généralisée du coût de la vie plonge des centaines de milliers de personnes dans des difficultés profondes qui devraient être au centre des préoccupations des gouvernants. Ce n’est pas le cas. Or, une des raisons principales du phénomène se trouvant dans le renchérissement des prix de l’énergie, il est prévisible que la situation va s’aggraver et qu’une partie très significative de la population est menacée. À court terme, les primes à l’énergie et autres subventions à la consommation sont compréhensibles. Elles ne constituent cependant qu’une solution très transitoire, qui n’apporte aucune réponse structurelle au problème et au contraire, en soutenant la demande, contribue à l’augmentation des prix pétroliers.

À ces constats sinistres, il n’y a qu’une conclusion : nous devons réduire notre dépendance au pétrole. Pour ce faire, nous devons réduire notre consommation d’énergie. Des solutions existent pour y arriver, à commencer par l’intégration de la contrainte énergétique dans l’aménagement du territoire : il faut ré-organiser l’espace et les modes de production pour réduire les déplacements, il faut investir très massivement dans les transports en commun, favoriser la mobilité douce, relocaliser en partie la production économique, favoriser la densité du bâti et l’organiser autour des infrastructures de transport en commun, préserver les zones naturelles, etc. Tout cela, on le sait... mais on ne le fait pas.

Car construire une autoroute aujourd’hui, c’est faire exactement l’inverse de ce qu’il faudrait faire : c’est inciter à la dispersion urbaine |1|, nous rendre encore plus dépendants de la voiture individuelle, prendre une mesure favorable aux classes moyennes (pour peu de temps) et supérieures alors que ce sont les classes populaires qui sont au centre de la tourmente. C’est aussi, pour la Wallonie, gaspiller une grande quantité de ressources rares (400 millions d’euros à ce jour), qui ne pourront plus être investies dans des projets utiles et urgents. Car contrairement à ce que cherchent à faire croire certains (ir)responsables politiques, les moyens disponibles |2| ne permettent pas, en ce qui concerne l’agglomération liégeoise, de réaliser à la fois cette autoroute et d’entamer la construction d’un très nécessaire réseau de transport en commun structurant — un tram — à une échéance acceptable.

M. André Antoine, M. Michel Daerden, vous qui êtes en charge de ce dossier, évitez de rester dans l’histoire comme ceux qui auront fait ce mauvais choix, aux conséquences graves, tant sur le plan environnemental que sur le plan social. Messieurs, admettez le changement majeur auquel nous faisons face tirez-en les enseignements : abandonnez le projet CHB pour en investir le budget dans les transports en commun.

Pierre CASTELAIN, Gün GEDIK et François SCHREUER

|1| D’ores et déjà des projets de nouveaux centres commerciaux en périphérie sortent des cartons. On a appris (La Meuse du 6 novembre) qu’un promoteur souhaite implanter un centre commercial de 60.000 mètres carrés à Soumagne, pour « profiter de la future liaison CHB ».

|2| Exprimés en termes de capacité d’emprunt du pouvoir régional, en l’occurrence via l’intermédiaire de la Société wallonne de financement complémentaire des infrastructures (Sofico).