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L’école n’est pas une marchandise

Intervention au séminaire « éducation » organisé dans le cadre de la journée de lancement du forum social de Belgique.

Cette courte intervention se centrera sur l’enseignement supérieur en Europe. Car, si la situation de l’enseignement d’un certain nombre de pays du Tiers-Monde est catastrophique, comme l’ont montré avant moi plusieurs orateurs à cette tribune, la situation de l’enseignement dans la plupart des pays européens est encore plus ambiguë mais non moins intéressante. En effet, elle subit d’une part des agressions de plus en plus fréquentes des marchands, mais d’autre part elle résiste encore de sorte qu’on ne parle pas encore de "système marchandisé".

Deux remarques préliminaires :

1. La privatisation de l’enseignement ne doit pas être pensée uniquement au futur. L’arrivée de l’AGCS (Accord Général sur le Commerce des Services), toute menaçante qu’elle soit, n’est pas le seul danger visant l’éducation et risque de faire perdre de vue que beaucoup de processus sourdants sont actuellement en cours.

2. La privatisation ne procède pas uniquement de processus internationaux. Une approche micro est tout aussi nécessaire qu’une approche macro-économique dans l’analyse des phénomènes de privatisation de l’enseignement.

Les cas concrets sont nombreux qui illustrent, ici et maintenant, ces éléments. Par exemple :

 Le décret "Mammouth" du ministre Lebrun en 1990 (cassé par la Cour d’arbitrage en 1992) donnait le droit aux établissements d’enseignement supérieur de fixer eux-mêmes le montant des frais d’inscription demandés aux étudiants, déparant par là le législateur de son obligation de fixer des bornes au montant de ces droits et ouvrant la porte à toutes les dérives privées.

 Le financement des Hautes écoles dans le cadre d’une enveloppe fermée (celui des universités l’est aussi) par le ministre Grafé en 1996, supprimant toute liaison au nombre d’étudiants et donc tout incitant à la démocratisation en même temps que créant un fort incitant à recourir à des fonds extérieurs.

 La persistance, dans les Hautes écoles, de Droits d’Inscription Complémentaires (DIC) parfaitement illégaux, servant, dans plusieurs cas, à maintenir une sélection sociale dans l’accès à certaines écoles et, partant, à la création d’écoles semi-privées (dont un certain nombre de services sont financés par ce biais).

Cependant, le champ des possibles est toujours important et si, je le répète, les premiers coups de boutoirs sérieux de la marchandisation se donnent depuis plusieurs années contre notre enseignement, force est de constater que le modèle hérité de l’état providence a présenté des facultés de résistances assez considérables. La suite dépend donc de nous. C’est aujourd’hui et dans les quelques années à venir que beaucoup de choses vont se décider. La réaction doit donc être à la mesure des enjeux. En particulier :

1. Une inversion de la tendance au niveau du financement public. Il n’est pas inutile de répéter qu’outre les multiples problèmes qu’il connaît pas ailleurs, l’enseignement supérieur (et la situation est grosso modo semblable dans les autres niveaux d’enseignement) est mal financé. L’encadrement (le taux de personnel enseignant par étudiant) a baissé de manière drastique depuis 30 ans, de même que le financement par étudiant. Il n’est pas inutile non plus de rappeler que les bibliothèques contraintes à résilier des abonnements à des revues scientifiques sont de plus en plus nombreuses, que les bourses d’études, malgré l’action positive de la ministre Dupuis au cours de cette législature, sont toujours largement inférieures aux besoins ou que l’état des bâtiments va créer des coûts importants dans les 10 années à venir, coûts que ne sauront pas, dans l’état actuel des choses, assumer les établissements d’enseignement supérieur. Les accords de la Saint-Polycarpe et la sortie du mécanisme de sous-financement structurel de la Communauté française qui a suivi étaient certes nécessaires pour sauver l’institution francophone, et partant, tout l’enseignement francophone, de la faillite. Ils sont cependant loin d’opérer un réel réinvestissement dans l’enseignement (la part de la richesse du pays affectée à l’enseignement ayant drastiquement baissé au cours de décennie ’90 et la tendance n’étant à l’heure actuelle pas inversée).

2. La création d’un cadre normatif européen sur l’enseignement supérieur et la promotion d’un modèle social européen. Le processus de Bologne, la mobilité sans cesse croissante des étudiants, le développement de systèmes d’enseignement par Internet et d’autres phénomènes largement décrits par les précédents orateurs créent de fait un espace européen, sinon mondial, de l’enseignement supérieur. Cette mobilité et la multiplication des possibilités d’apprentissage sont, faut-il le dire, intrinsèquement souhaitables, pour de nombreuses raisons (qualité de l’enseignement, développement des relations culturelles intra et extra européennes, spécialisation accrue des disciplines,…). Là où le bât blesse, c’est quand le "quasi-marché" de l’enseignement abondamment décrit jusqu’ici dans les espaces nationaux s’étend à un espace plus large et devient, du fait de la multiplicité des acteurs présents dans cet espace et de la multiplicité des modes de financement, bel et bien marché. Cette situation n’est pas dramatique si les réactions sont à la mesure de l’enjeu : mieux, elle constitue une réelle opportunité si un mouvement fort pouvait se produire au niveau de l’Union européenne. On en vient à parler de "traité social européen", d’affirmation d’un modèle social européen qui, s’ils évitent le douloureux débat sur le déficit démocratique européen, n’en sont pas moins très intéressants et pourraient donner du sens à l’Union européenne. Mieux, l’Europe a la taille critique pour promouvoir un modèle alternatif ; et là ça devient carrément intéressant.

3. Une prise de conscience collective plus importante des enjeux relatifs au débat sur les missions de l’enseignement. Car, avant de parler d’enseignement public, il est essentiel de réfléchir aux missions qu’on lui assigne et à la définition qu’on en donne. Très brièvement, entre la mission d’émancipation sociale et culturelle et de formation intellectuelle d’une part et la vision instrumentale, considérant l’enseignement comme essentiellement professionnalisant d’autre part, pôles conflictuels et pourtant incontournables de la définition des missions de l’enseignement supérieur, force est de constater que la direction actuellement prise par les politiques d’éducation va dans le sens d’une professionnalisation accrue tandis que les missions de fond et la réflexion sur celles-ci sont de plus en plus délaissées ou oubliées, y compris par une série d’acteurs sociaux. Ainsi des processus de sélection comme le Numerus Clausus — fondés sur une conception selon laquelle l’enseignement a pour seul rôle de fournir des diplômés efficients et professionnellement déterminés — ne peuvent-ils s’établir que dans le sillage de cette vague idéologique utilitaire. Ici peut également s’ouvrir un débat plus large sur le rôle de l’enseignement (l’européanisation de l’enseignement supérieur et les importantes redéfinitions dont elle va s’accompagner est une occasion particulièrement propice à cela), mais le temps ne le permettra pas dans le cadre présent.

C’est à des conditions que sera, me semble-t-il, possible une ré-appropriation citoyenne du débat sur l’enseignement et une réelle contre-offensive à la marchandisation des systèmes éducatifs. Ceci ne concerne évidemment que l’enseignement supérieur européen. Je crois néanmoins que, s’il devenait possible de créer un modèle public européen intégrant les contraintes liées à la marchandisation, sa contagion culturelle potentielle serait importante et pourrait notamment constituer un contre-exemple intéressant pour les pays du Sud.