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Après la débâcle de la Saint-Nicolas

Sans doute faudrait-il, ce soir, commenter la percée du FN au premier tour des élections régionales en France.

L’envie m’en fait défaut.

Au vu de la politique qui a été menée ces dernières années tant par la droite que par le PS de Hollande et Valls — une politique agressivement régressive sur le plan social, destructrice, chaque année plus que la précédente, de ce qui fonde une société démocratique —, au vu de l’immense complaisance médiatique dont bénéficie le FN, au vu de l’inculture politique et historique d’un grand nombre de commentateurs — il n’est que d’allumer une télévision pour avoir, la plupart du temps, le furieux besoin de s’encourir —, au vu de la progression d’un racisme rampant à tous les étages de la société, au vu de l’abstention qui est devenu un geste navrant de banalité au point qu’il ne signale plus, dans la plupart des cas, que le découragement sinon le désespoir,... au vu de tout cela, on s’étonne presque que ceci n’arrive que maintenant.

Que les frontistes semblent toujours aussi bas-du-front que jadis (presque chaque interview d’un candidat du FN montre l’abyssale médiocrité de ce parti, la vacuité honteuse de son projet) et qu’on se demande éventuellement comment 40% des électeurs d’une région de grande tradition ouvrière, comme l’est le Nord de la France, peut voter pour de tels candidats, et l’on passe à côté de la question : ce vote est un vote qui dit l’isolement politique et culturel d’une immense partie de la population, ce vote est une protestation silencieuse et haineusement désespérée. La médiocrité du FN semble presque un argument électoral pour un tel public : au moins, on est sûr de choisir le pire.

Dans ces circonstances pénibles, la seule chose que j’aimerais évoquer, c’est ce très vif sentiment que la nécessité d’un contre-projet progressiste |1| et émancipateur n’a jamais été aussi évidente, aussi urgente, qu’elle est absolument désirée par une très grande partie de la population — mais qu’en même temps la possibilité de sa mise en place n’a plus été aussi éloignée depuis de très longues décennies. Pour des raisons compliquées qui tiennent sans doute à beaucoup de facteurs mais notamment à la désorganisation proverbiale de la gauche, de la vraie gauche, de celle qui se bat au quotidien pour l’égalité et pour les libertés, pour l’émancipation.

Cette gauche est portée au quotidien par des centaines de milliers de personnes, par des millions de personnes, qui dans l’enseignement, qui sur le terrain social, qui dans le droit à la santé, qui dans la culture, dans la justice, dans l’accueil des migrants, qui dans les batailles pour l’écologie, et dans tant d’autres endroits.

Mais cette gauche se fait stupidement décimer quand la bataille a lieu en terrain découvert, ses forces s’éparpillant en tous sens, courant sus à tous les lièvres qui gambadent, offrant son flanc dégarni aux coups de l’ennemi. Elle sait pourtant, au fond, sa communauté d’idées — et c’est pourquoi elle continuer à se nommer « gauche », même si ce mot lui-même est battu en brèche de bien des manières — mais ne parvient pas à se donner une communauté d’organisation. Les partis historiques de la gauche, qui étaient au principe de cette organisation à l’époque des grandes conquêtes, ne sont plus que des ombres. Ils souvent dépourvus du moindre contre-pouvoir interne, comme le montre la facilité avec laquelle ils peuvent basculer en quelques jours dans le camp de la réaction et de la répression.

Bien sûr, celui qui défend une situation de domination donnée — et donc le privilège d’une petite caste aux intérêts relativement homogènes — a un avantage tactique immense sur la multitude qui souhaite y mettre un terme : il n’a pas à se poser la question de quoi mettre à la place. C’est pourquoi le pluralisme de la gauche est irréductible. C’est pourquoi l’idée même de symétrie, implicite à la forme de bipartition du champ dont parlent les politologues, est fondamentalement bancale, odieuse pour tout dire.

Mais plutôt que de conjuguer ses formes d’action, de se soutenir mutuellement, sur les différents terrains où elle a à intervenir, elle passe bien souvent son temps à s’entredéchirer, comme si la construction d’alternatives locales, le combat électoral, l’action culturelle étaient incompatibles, comme si nous n’avions pas absolument besoin d’une action parallèle sur tous ces terrains. La gauche est, inévitablement dirait-on, traversée de haines corses et de querelles picrocholines qui dévorent une immense part de ses ressources et font fuir par contingents entiers ses militants, qui sont probablement des millions de déçus à tremper leurs jours dans l’amertume — ressassant longuement, parfois, pour seule et résiduelle activité politique, les responsabilités de cette marinade. Comment s’étonner, face à un tel paysage, de la tristesse qui a gagné le corps social, de cette tristesse sans laquelle le vote pour le F-haine ne peut s’expliquer ?

Que faire, alors ? Comment reconstruire une gauche, puisqu’on en est là ? Le débat est essentiel et il est mené, depuis longtemps, en bien des endroits. La réponse, simple, trop simple, que j’ai pour ma part envie de donner, est celle-ci : revenir à quelques revendications simples et fédératrices, mais surtout, positives — sortir du défensif pour affirmer la possibilité d’une conquête — et opératoires. Cesser de reculer. Ces revendications doivent être transversales aux chapelles idéologiques, lesquelles sont légitimes et utiles mais trop souvent sclérosantes par leur sectarisme : apprenons à parfois laisser certaines écharpes au vestiaire, apprenons à conjuguer des débats théoriques intenses et clivants avec une action commune à tous ceux qui se reconnaissent dans la gauche démocratique. Ces revendications, portons-les ensemble, faisons en sorte que le plus grand nombre d’entre nous s’implique dans leur concrétisation. Lesquelles faut-il choisir ? Les possibilités ne manquent pas. La réduction du temps de travail est à mes yeux à la fois la plus fondamentale et la plus fédératrice. Mais il y en a bien d’autres : l’individualisation des droits sociaux, la reconstruction de services publics dignes de ce nom, la gratuité des soins de santé et de l’enseignement, etc.

|1| Sur le terme « progressiste », trois mots d’indispensable explication. Il est en effet régulièrement mis en cause, sous l’influence du courant de la décroissance, qui y voit, en substance, une adhésion au projet prométhéen de la modernité techno-scientifique. Être progressiste, pour les décroissants, ce serait en substance adhérer à l’idéal du « toujours plus », de la mainmise toujours plus grande de l’humanité sur la nature, à la production toujours plus importante de biens de consommation, etc. Cette interprétation s’est doucement imposée dans pas mal de cercles et le terme est devenu suspect, beaucoup évitent de l’employer, par diplomatie ou simplement par prudence.

Je suis en désaccord avec cette conception. Se dire progressiste, me semble-t-il, consiste simplement à affirmer que la volonté commune est en mesure d’organiser un demain meilleur que l’aujourd’hui détestable que nous vivons. Et le progressisme (ou les progressismes, parce que personne n’a évidemment le monopole sur ce en quoi peut consister le progrès) est plus que nécessaire dans les circonstances présentes. Parce que, précisément, le point commun entre le discours ordo-nationaliste du FN et le discours ordo-néolibéral du PS et de l’UMP (Vous m’excuserez de ne pas vouloir nommer cette chose « Les Républicains »), le point commun entre Macron, Sarkozy et Le Pen, c’est de chercher à nous faire croire que la guerre de tous contre tous est un horizon inévitable.

Ma gauche, celle de beaucoup d’entre nous, voit au contraire le temps des cerises à l’horizon, celui du temps libéré, de la parole libre et joyeuse, de la prospérité partagée, de la fraternité retrouvée. Et si aller dans cette direction n’est pas un progrès, alors je ne parle par le français.