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Résister au choc anaphylactique

Ce que nous vivons actuellement porte un nom : choc anaphylactique, à l’échelle d’une société, soit, dans la terminologie médicale à laquelle ce concept est emprunté, « une réaction allergique exacerbée, entraînant dans la plupart des cas de graves conséquences et pouvant engager le pronostic vital ». La piqûre de guêpe n’est pas mortelle, juste douloureuse. La réaction excessive que peut avoir l’organisme peut par contre le mener à s’autodétruire.

Car si les actes terroristes que nous subissons sont choquants, terriblement choquants, bien sûr, ils restent très limités par rapport à d’autres causes de décès, même violents : un habitant de l’Europe occidentale a infiniment plus de chances d’être tué dans un accident de voiture que dans un attentat terroriste. Le nombre d’années de vie perdues en raison de la pollution de l’air est incommensurablement plus élevé, etc. De surcroît, dans ces différents domaines comme dans d’autres, des mesures politiques simples seraient de nature à faire gagner de très nombreuses vies humaines (exemple : 2000 enfants meurent chaque jour dans le monde faute d’accès à des toilettes, et il serait relativement facile d’obtenir une amélioration très substantielle de cette situation). Mais voilà, comme l’indique John Pitseys (CRISP), le terrorisme est d’abord et avant tout un acte de propagande, destiné à entraîner les cibles qu’il vise à agir de façon irrationnelle, à entrer dans une logique d’autodestruction. Et ça fonctionne de façon incroyable : des sociétés entières tombent dans le panneau sous nos yeux.

Médias, réseaux sociaux, partis politiques et autres se font écho et renchérissent dans une psychose collective que plus personne ne contrôle qui peut mener aux dérives les plus dangereuses. Nos sociétés qui s’imaginent (sans doute un peu facilement) être les plus civilisées renoncent en quelques heures à des acquis qui touchent au fondement du modèle social dont elles se revendiquent pourtant, sans qu’aucun contre-pouvoir ne soit en mesure d’y résister avec un peu d’effectivité. Sous prétexte de défendre « les libertés », le gouvernement français vient ainsi de faire prolonger pour plusieurs mois l’état d’urgence. Rien que ça. La pression sociale est telle que seuls six députés ont osé s’y opposer (dont pas un seul du Front de Gauche, pour la honte de celui-ci). L’histoire retiendra le nom de ces six personnes, je l’espère : Pouria Amirshahi, Gérard Sebaoun et Barbara Romagnan au PS et Noël Mamère, Isabelle Attard et Sergio Coronado chez les Verts.

Redisons-le aussi fort que possible : mener une « guerre » contre le terrorisme est un non-sens absolu. Parce que, tout simplement, rien ni personne ne peut empêcher un individu déterminé à fabriquer une bombe (à base de produits ménagers en vente dans toute grande surface, agrémentée d’un peu de shrapnel, et dont la recette est aisément accessible sur le net), à entrer dans un bus, à la faire exploser et à tuer cinquante personnes. En fait, on doit même s’étonner que le commando du 13 novembre n’ait tué « que » 130 personnes. Pour le même prix (si par exemple les trois kamikazes du Stade de France étaient parvenus à se mêler à la foule), ça aurait pu être dix fois pire. Cette « guerre » est perdue d’avance ; définitivement, l’enjeu ne se trouve pas sur le terrain militaire.

En campant la posture du matamore, en déclarant une guerre sans avoir les moyens de la mener (au-delà des frappes aériennes qui ne changent fondamentalement rien, car même à supposer qu’elles parviennent à leur but, ce qui est douteux, dix autres foyers naitront), Hollande, Valls et compagnie plongent dans la logique de mort de « Daech », entrent dans une surenchère mortifère à tous points de vue. On croyait que l’expérience américaine en Irak aurait servi de leçon (la voix de la France, à l’époque, avait été celle de la raison). Non : c’est le gouvernement « socialiste » de la France qui persévère dans cette approche proprement criminelle. Jaurès se retourne (une fois de plus) dans sa tombe. On peut considérer que le tandem Hollande/Valls a d’ores et déjà sur les mains le sang des victimes à venir. Car, comme le soulignait Dominique de Villepin (une des rares grandes voix politiques à faire montre de jugeote dans les circonstances présentes), la France est encore bien plus exposée que ne l’étaient les Etats-Unis. La réaction en chaine des représailles ne fait que commencer. Et elle sera sanglante.

Que faire, dès lors ? La réponse est simple, fondamentale, incontournable : la paix. En Europe et en Orient.

Non qu’il faille délaisser le terrain de l’action policière (dont il importe de mesurer à quel point il diffère de l’action militaire à tous points de vue, dans son essence même). L’action conjuguée de la police, de la justice et du renseignement est indispensable, vitale. Elle a déjà sauvé de nombreuses vies et il importe de saluer ici les personnes qui risquent la leur pour neutraliser les assassins. Mais il serait absolument fou de ne pas voir que l’action policière et judiciaire constitue, à maints égards, une dernière ligne de défense. Et qu’il n’est donc pas raisonnable de lui laisser prendre en charge l’ensemble du risque. Quand je parle d’une dernière ligne de défense, je parle évidemment du travail d’enquête, d’infiltration dans les réseaux terroristes, etc. Et non de cette politique absurde qui consiste à mettre des centaines de pandores lourdement armés en faction devant certaines cibles potentielles (alors que la moindre terrasse de café, le moindre bus, la moindre école peut potentiellement être visée). Cette action de « protection », au-delà de quelques sites très stratégiques (comme les lieux où travaillent ceux qui sont en première ligne dans le combat), est un gaspillage éhonté et considérable de moyens, qui participe de la logique d’installation d’un état d’exception, exactement comme le souhaite « Daech ». Cette politique est d’autant plus inacceptable que tous les budgets publics ont subi, ces dernières années, et notamment les budgets sociaux et culturels, des coupes sombres qui minent les fondements les plus essentiels de cette fameuse « cohésion sociale » dont il est sans arrêt question de façon très abstraite (tandis que, hier, le gouvernement Michel a annoncé, dans l’urgence, un plan de 400 millions d’euros (!) pour la sécurité, on cauchemarde).

Mais le seul espoir que nous avons de continuer à vivre dans des sociétés multiculturelle et libres (c’est-à-dire de convaincre ceux de nos concitoyens qui versent pour le moment dans le choc anaphylactique qu’un autre chemin est possible et qu’ils ne sont pas obligés de tout sacrifier de ce que nous avons construit, car, une fois encore, là est le principal danger), c’est de tarir les vocations suicidaires.

Les mots-clé, pour cela, c’est « égalité » et « justice », à l’échelle locale comme à l’échelle globale.

En commençant par réaffirmer que chaque vie humaine compte. Si la France se veut universaliste comme elle ne cesse de le répéter, elle n’a pas le droit (nous n’avons pas le droit) de traiter de façon aussi dissymétrique les morts occidentales et les autres. Tant que Boko Haram pourra massacrer les populations civiles du Nigéria et des pays voisins dans l’indifférence générale, tant qu’on pourra ignorer, dans toutes les commémorations de Paris, l’attentat de Beyrouth qui a eu lieu la veille (et évoquer abstraitement « toutes les victimes du terrorisme », en passant, participe de cette logique du deux poids deux mesures), tant que le génocide peut menacer au Burundi sans que grand-monde ne s’en émeuve, tant qu’Israël pourra tuer 1000 civils à Gaza dans l’opération « Plomb durci » sans encourir la moindre sanction internationale (au contraire, la France vient de déclarer illégale la campagne BDS),… le discours occidental restera inaudible d’une grande partie de la planète et notamment de l’opinion publique arabe. Et pour cause.

S’attaquer enfin aux discriminations qui minent tout le corps social (et qui vont empirer). Puis, surtout, fondamentalement, organiser une répartition différente des richesses à l’échelle de la planète. Comme l’écrit Pouria Amirshahi, ce dont nous avons le plus urgent besoin, c’est d’« un changement de politique étrangère, sur une doctrine : leur développement, c’est notre sécurité. Donc, assez de bla-bla, on met le paquet comme le plan Marshall l’a mis pour la France après-guerre. »

Accessoirement (ou pas), si l’on pouvait exiger que George W. Bush, Tony Blair et quelques autres soient traduits devant une cour de justice internationale pour répondre des crimes commis à la suite de l’invasion de l’Irak (chacun se rendant bien compte qu’une grande partie du merdier actuel — en particulier l’existence même de « Daech » — découle de là), ça ferait sans nul doute un bien fou à tout le monde, et notamment aux relations entre l’Europe et le Moyen-Orient.

Et « Daech » ? Il devra être éradiqué, sans doute. Et il le sera — par les Orientaux eux-mêmes — sans difficultés insurmontables lorsqu’il ne sera plus soutenu par plusieurs puissances régionales et lorsque la complaisance (pétrolière) à l’égard du wahhabisme cessera. Comme l’écrit As’ad Abu Khalil (dont je vous recommande vivement la lecture intégrale du texte cité ici), « Il n’existe pas sur terre de moyen d’éliminer la menace que constituent l’EI et les organisations du type Al-Qaïda sans aller à la source, en Arabie saoudite, qui est le QG officiel de l’interprétation terroriste de l’islam. » À cet égard, on peut considérer que les gouvernements occidentaux portent une responsabilité de premier plan dans l’émergence de « Daech » au vu des relations parfois extrêmement amicales qu’ils continuent d’entretenir avec les gouvernements de l’Arabie Saoudite, du Qatar ou de la Turquie, sans lesquels Daech ne serait jamais devenu ce qu’il est devenu.

Bref : il y a beaucoup de choses à faire, mais la plus urgente est de se rappeler que tous les hommes sont des frères.