Accueil > Interventions > Lettres ouvertes > Autoroute CHB : lettre ouverte au Conseil communal de Liège

Lettre ouverte

Autoroute CHB : lettre ouverte au Conseil communal de Liège

Liège, le 21 septembre 201

Chers collègues,

La démarche n’est pas habituelle, mais je prends la liberté de vous adresser cette lettre ouverte, alors que notre Conseil débattra, ce lundi 26 septembre 2016, d’un projet de motion émanant du groupe MR, en faveur du projet d’autoroute « Cerexhe-Heuseux/Beaufays » (CHB).

Je n’ignore pas qu’un consensus existe, de longue date, entre les trois principaux partis du Conseil en faveur de ce projet. La lecture du texte qui nous est soumis démontre cependant que ce consensus est bâti sur du sable. J’ajoute qu’il met directement en cause l’intérêt supérieur de la Ville de Liège, et ce à plusieurs égards.

CHB, en effet, va doper la périurbanisation dans l’Est de l’agglomération. Il ne s’agit pas d’une conjecture mais d’une certitude : quand bien même l’expérience passée avec des projets similaires ne suffirait pas à vous en convaincre, on identifie déjà les projets immobiliers de tous types qui se préparent dans le sillage du projet d’autoroute. Et chaque fois qu’une position politique est prise en faveur de la construction de l’autoroute, elle incite un peu plus les investisseurs à miser sur de tels projets.

Les conséquences de ce phénomène amorcent un cycle vicieux bien connu. Une intensification de l’exode (toujours en cours, oui) d’une partie des classes moyennes et supérieures vers la (grande) périphérie entrainera un assèchement de nos finances communales, qui sont déjà en difficulté. Cet exode est aussi le principal vecteur du renforcement global de la pression automobile sur l’agglomération : logiquement, la dédensification du bâti diminue la part modale du transport public et allonge les distances parcourues. Loin d’ailleurs, de soulager les artères pénétrantes à l’Est (notamment la N3, la rue de Gaillarmont ou la N61), CHB va augmenter la pression sur ces axes et donc sur les citoyens liégeois qui habitent à proximité (ce que souligne d’ailleurs l’étude d’incidences du projet). La qualité de vie des urbains — qui pâtit déjà fortement de cette pression automobile ainsi que du manque d’investissement dans les espaces publics — s’en ressentira davantage, les incitant à suivre le mouvement.

Ce mouvement mène à la fracture territoriale et à la dualisation sociale. La périurbanisation est un facteur d’amplification de l’inégalité sociale : dans bon nombre de quartiers, le tissu urbain ancien abrite une population de plus en plus pauvre. Et les communes dans lesquelles ces quartiers anciens sont situés — Liège, au premier chef —, disposent proportionnellement de moins en moins de moyens pour répondre aux besoin de leurs citoyens. Le déplacement de population dans la périphérie nécessite en outre des frais importants de la part de la collectivité et des particuliers (construction de CHB dans notre cas, nouveaux équipements pour les impétrants, réseau viaire en perpétuelle extension, renforcement des services publics ou privés, etc). Ces investissements — en tout état de cause beaucoup plus coûteux par habitant en périphérie qu’en ville — ne sont plus disponibles pour la ville qui est pénalisée une fois de plus, après avoir perdu ses habitants et contribuables. Par ailleurs la population périurbaine continue à utiliser les services qui restent centralisés dans la ville (enseignement, santé, culture, etc.), sans que des mécanismes de solidarité ne soient prévus. C’est un détricotage qui est en route. Il conduit inévitablement à une fracture sociale.

On peut exprimer, dans cette motion ou ailleurs, toutes les préoccupations que l’on veut à ce sujet : la législation wallonne, à la différence de celle d’autres pays (par exemple les Pays-Bas), ne contient guère d’outils, à ce jour, permettant de juguler effectivement le phénomène de l’étalement urbain. Tant que la législation régionale n’aura pas été substantiellement amendée, l’effet sera donc mécanique, inexorable. L’avancée du dossier du retail park de Soumagne en est un exemple parmi d’autres.

La motion fait encore état d’une diminution attendue « de 15% à 20% » de la pression automobile sur les quais de la Dérivation. Je suis désolé de vous le dire, mais ces chiffres sont imaginaires. Ils ne sont tirés d’aucune étude. Permettez-moi de détailler ce point. Des comptages (sur base des plaques d’immatriculation) ont été réalisés dans le cadre du nouveau Plan communal de mobilité. Ce sont les chiffres les plus récents dont nous disposions et ils confirment ce que disait l’étude d’incidences de l’autoroute CHB, qui commence à dater. Ces chiffres ont montré que 85 % des véhicules qui entrent à Liège au niveau du Pont Atlas, en venant de l’E25, ne ressortent ni au niveau du Quai Mativa, ni aux Grosses Battes : on en déduit que ce trafic n’est pas un trafic de transit mais entre dans la ville. Bien sûr, cette mesure est très fruste et demanderait à être affinée |1|. Il faudrait mesurer le trafic qui circule sur la Dérivation à l’intérieur de ce périmètre (et n’a donc fait l’objet d’aucun comptage). Par exemple, un véhicule venant du Quai de Wallonie et se dirigeant vers le Longdoz, un autre arrivant de Grivegnée et allant vers Outremeuse, un troisième venant de Fléron pour rejoindre le centre-ville via les ponts d’Amercœur et Kennedy : tous ces véhicules devraient être intégrés dans l’équation. De même, le trafic venant de Jupille ou Wandre pour se diriger vers Angleur ou Sclessin est comptabilisé, dans la mesure que nous évoquons ici, comme « transit », mais ne sera pas capté par CHB, beaucoup trop éloignée. Et même dans le « grand transit » (venant par exemple des Pays-Bas pour se diriger vers les Ardennes), seule une partie sera réellement déviée vers CHB, pour toutes sortes de raisons. En sorte que l’amélioration à attendre de CHB sur les quais de la Dérivation est ridiculement faible (à court terme ; à moyen et à long terme, elle est négative). Ce point semblait d’ailleurs acquis lors de la réunion des chefs de groupe qui s’est réunie sur le sujet le 14 septembre. Malgré cela, la thématique de CHB comme soulagement pour les riverains de la Dérivation (riverains dont je fais partie, soit dit en passant) persiste encore et toujours dans le texte qui nous est soumis. C’est inacceptable, notamment parce que cela revient à faire miroiter aux habitants une fausse solution.

Le plus désespérant, c’est qu’avec le montant des travaux envisagés pour cette autoroute — un demi-milliard d’euros, quand même —, on pourrait, très largement, mettre en œuvre des mesures de mobilité alternative susceptible d’améliorer de façon nette et pérenne la mobilité dans l’agglomération — et notamment réduire structurellement la pression automobile sur les quais de la Dérivation.

Je pense notamment à l’enjeu du trafic pendulaire des travailleurs qui circulent entre la grande périphérie résidentielle, au Sud et à l’Est, et les grands pôles d’emploi situés le long du ring Nord (l’aéroport, les zonings de Grâce-Hollogne, Alleur, Rocourt, Hauts-Sarts, etc et bientôt le trilogiport). Le réseau de chemin de fer existant est en mesure de répondre à cette demande |2|. Les lignes 37, 42 et 43 de la SNCB offrent une desserte remarquable du cône Sud-Est (Esneux, Comblain, Aywaille, Trooz, Chaudfontaine,…). Les lignes 34, 36 et 40 font de même pour le cône Nord-Ouest (Ans, Awans, Grâce-Hollogne, Herstal, Juprelle, Visé,…). Et les performances potentielles (vitesse à l’heure de pointe, coût, confort,…) sont largement supérieures à celles que donneraient un développement accru du réseau routier. De surcroît, la mise en valeur de ce réseau renforcerait la centralité de Liège, de ses gares |3| et donc son attractivité. Dans ces conditions, il est incompréhensible à mes yeux que le développement d’un REL complet ne soit pas considérée comme une priorité absolue mais aussi comme un préalable à un nouvel investissement routier.

On évoque encore le trafic des poids-lourds, appelé à s’intensifier avec la mise en service du Trilogiport ou le développement de l’aéroport. Mais CHB n’apporte guère de solution à ce propos. D’abord parce que l’essentiel des flux de marchandises circulent, à Liège, sur un axe Est-Ouest, entre l’Allemagne et les ports belges ou la France : CHB n’est pas concerné par ce trafic. Mais surtout parce que, pour desservir le Sud — l’Est de la France, le Sud de l’Allemagne, la Suisse ou l’Italie —, il existe déjà une autoroute, largement sous-utilisée, qui offre même un trajet plus court pour bon nombre de destinations : Verviers-Prüm.

J’en reste là, vous le voyez, à des considérations d’ordre local, même si des considérations globales (en particulier l’impact sur le climat du mode de développement territorial dont CHB est l’emblème) devraient aussi et même à plus forte raison, emporter la conviction d’un changement de cap nécessaire.

Pour conclure, permettez-moi de rappeler que Liège est tout simplement la dernière agglomération de plus de 500.000 habitants en Europe occidentale à ne pas disposer d’un réseau de transport public structurant. Il est peut-être temps de s’interroger sur les raisons de cette situation dramatique, un retard que nous mettrons, dans le meilleur des cas, plusieurs décennies à résorber.

J’en appelle à votre sens de l’intérêt de notre Ville. CHB est, de façon manifeste, un projet qui nuira fortement aux Liégeoises et aux Liégeois, à leur qualité de vie et aux finances de leur Ville. C’est aussi et surtout un projet qui dévoie des moyens par ailleurs indispensables à organiser la transition énergétique de notre région. Que le Conseil communal vote un texte en faveur de ce projet routier serait une défaite en rase campagne pour la Ville.

Je vous remercie de m’avoir lu.

François Schreuer

|1| Il devrait être possible de réaliser des comptages, réguliers et beaucoup plus fins — sur base des plaques d’immatriculation — en utilisant les caméras qui sont installées.

|2| Et il le serait mieux encore si on devait rouvrir la ligne 31 entre Ans et Liers et soigner le dernier ou les deux derniers kilomètre(s), qui posent souvent problème.

|3| Y compris des sites comme Angleur et demain Vivegnis, le Haut-Pré ou tous les quartiers de la rive droite situés le long de la ligne 40 : Vennes, Longdoz, Amercœur, Bressoux, Droixhe, Jupille,…